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Le Temple et autres nouvelles

Caroline et Nicolas

L’histoire de Caroline et de Nicolas commence par un de ces beaux matins d’été qui ressemble à s’y méprendre à tous les matins d’été que la Terre a connus depuis qu’elle tourne — ce qui ne nous rajeunit pas. Mais pour deux êtres follement épris l’un de l’autre, ce matin-là a quelque chose d’unique, de vraiment nouveau et d’indéfinissable que leur jeune mémoire conservera longtemps dans les circonvolutions du cerveau réservées aux délicieux souvenirs de l’adolescence. Sur une plage déserte, aussi baignée de soleil et gorgée de chaleur qu’un prospectus publicitaire, Caroline et Nicolas, enlacés depuis des heures, proches de l’ankylose, lèvres contre lèvres, cœur contre cœur, laissent leurs yeux s’avouer un secret vieux comme le monde, ils s’aiment !

Né quelques jours auparavant d’une rencontre qui doit tout au hasard, leur amour a très vite pris l’allure d’une nécessité et, à les écouter, la marche de l’humanité se serait certainement arrêtée s’ils ne s’étaient retrouvés côte à côte, accoudés à la buvette de la plage, et si Caroline, guidée par le doigt du Destin, n’avait pas renversé son Coca-Cola glacé sur le jeans effrangé et délavé de Nicolas.

Cet incident, banal en apparence, a suffi à rompre le cours naturel de leurs vacances et à les transformer en un tourbillon de plaisirs et de joies.

Des esprits ironiques prétendent que la main est le prolongement de l’intelligence. Sans doute. Mais quand elle se fait maladroite, elle est assurément celle du cœur. Il était écrit quelque part, dans le Grand Livre de Nos Vies, que ce verre de Coca-Cola se répandrait sur la cuisse du garçon. Sinon, comment deux êtres tellement faits l’un pour l’autre auraient-ils la moindre chance de se rencontrer ? Qui, sinon la Providence, a ce pouvoir de réunir dans l’amour les deux moitiés d’orange que la vengeance divine, dans Sa grande colère, a éparpillées aux quatre coins du monde ? Car, vraiment, Caroline et Nicolas sont faits l’un pour l’autre et ils se le répètent à longueur de journée, non pour s’en persuader, bien sûr, mais pour s’en émerveiller encore et encore.

Caroline vit sa première grande aventure sentimentale. Elle a bien fréquenté d’autres garçons avant de rencontrer Nicolas mais ce spécimen-là a été le seul, le premier, à l’émouvoir physiquement, au clair de lune, sur le rivage de cet océan qui ressemble tant à leur amour : à la fois beau et monotone, tantôt calme tantôt tourmenté, constamment changeant mais toujours fidèle à lui-même. Et lorsque Caroline a senti pénétrer en elle la fougueuse impatience du garçon son émotion a été si vive, et son plaisir si intense, qu’elle a été convaincue de n’avoir jamais rien éprouvé de fort auparavant. Craintive et curieuse, elle a poussé le lourd portail de bronze d’un domaine inconnu et irrésistiblement attirant et a, cette nuit-là, abandonné au garçon de sa vie la virginité de ses seize ans.

Du côté de Nicolas, ce ne sont pas vraiment les premiers émois qu’il provoque dans les cœurs des jeunes filles de son âge ! Disons même qu’il a une tendance très marquée à accumuler les aventures au gré de sa fantaisie et des revirements de sa sentimentalité, sans qu’aucun contrat d’exclusivité ne le lie avec Béziers, la ville qui l’a vu naître et qui a assisté, émue, aux premiers débordements de sa quête amoureuse.

Soyons juste : il n’est pas du genre à coucher sans discernement avec toutes les filles qui croisent son chemin. Et s’il fait généralement la sourde oreille aux appels désespérés que la Fidélité, bâillonnée dans un coin de sa conscience, lui lance de temps à autre pour modérer les ardeurs de son âge, c’est qu’emporté dans le courant d’une époque agitée, il ne voit pas pourquoi il refuserait à son corps le plaisir qu’il lui réclame à cœur et à cri. Il donne simplement la parole à sa jeunesse. Bien sûr, il laisse derrière lui des âmes meurtries et des sensibilités durement éprouvées mais sa versatilité présente bien des circonstances atténuantes.

Il n’a pourtant rien d’extraordinaire, rien qui puisse expliquer les passions qu’il déchaîne sur son passage. C’est un garçon brun de bonne taille, plutôt bien fait de sa personne, avec des cuisses lourdes, fortifiées dans la pratique intensive du rugby. En fait, le charme dont il use pour séduire ses proies provient moins d’une quelconque supériorité personnelle que de l’évidente générosité de sa nature, et de sa parfaite maîtrise des techniques de drague.
Ainsi, avec Caroline qui, elle non plus, n’a rien d’extraordinaire, il forme un couple idéal comme on peut en rencontrer l’été sur les plages.

Caroline a malgré tout un certain pouvoir de séduction. Malheureusement, son physique semble le décalque parfait d’un modèle tiré à des milliers d’exemplaires dans la presse pour adolescentes. Mais, pour tout dire, c’est une jeune fille avec qui un garçon normalement constitué peut occuper ses soirées sans se boucher les oreilles ni exiger l’obscurité complète.

Grâce à ses parents, au curé de la paroisse, à l’instituteur de son village natal et à ses revues favorites, elle a acquis au fil des années une culture sans lacune grave. Elle apprécie particulièrement les plaisirs de la nature : les fleurs, les arbres et petits oiseaux et sait aborder d’autres sujets de conversation que la carrière de son idole préférée, ou la mauvaise qualité de certains maquillages bon marché — d’autres sujets, c’est-à-dire les fleurs, les arbres et les petits oiseaux.

Pendant près de trois semaines, Caroline et Nicolas vivent d’amour, de soleil et d’eau salée. Tôt le matin, la jeune fille abandonne sa marraine à ses confitures pour aller rejoindre le garçon dans le camping où il a planté sa tente. Elle grimpe sur sa superbe moto, une grosse cylindrée achetée à crédit par ses parents, puis ils gagnent la plage et y restent jusqu’au soir.

Un tel bonheur n’aurait jamais de fin et la mer, mélodie inlassable, aurait bercé longtemps encore leur idylle au rythme de ses marées si le rideau n’avait fini par tomber sur la scène de leur amour.

Les vacances s’achèvent. Les plagistes rentrent les accessoires de la comédie, dégonflent leurs muscles dorés et se préparent à envahir les stations de sport d’hiver pour offrir à leurs sourires d’autres cœurs à ravager. Septembre arrive. Le soleil commence à peiner. Les campings se vident et les vacanciers troquent les maillots de bain pour les chauds tricots d’hiver. Caroline va retrouver son petit village de Normandie et Nicolas, sa ville natale.

Mais pour rien au monde, ils ne supporteraient de se quitter comme ça, bêtement, sur un quai de gare, au milieu des touristes sur le retour. Une séparation, moins de trois semaines après leur coup de foudre, est pour eux une épreuve douloureuse et révoltante. Aussi se promettent-ils solennellement de s’écrire chaque jour pour sceller leur amour du sceau gommeux des enveloppes. Ainsi, leur liaison survivra épistolairement à la désunion des corps, et la longue attente jusqu’aux prochaines retrouvailles sera plus supportable.

En s’embrassant une ultime fois, ils maudissent les longs mois pendant lesquels ils ne pourront se voir, s’entendre, se toucher et retrouver un peu de ce bonheur qui a envahi leur existence depuis l’incident de la buvette.

Puis Caroline prend place dans son compartiment. La tête penchée à la fenêtre, elle retient ses larmes tandis que Nicolas force son sourire.
Enfin, le train quitte la gare, emportant au loin la jeune fille et laissant le garçon à la pire des solitudes. La scène ferait fondre un réfrigérateur.

II

À la ferme des Hivernaux, on reçoit peu de courrier, juste quelques factures de temps en temps, mais jamais de vraies lettres. Aussi la venue du père Guillaume, le vieux facteur du village, provoque-t-elle une petite révolution parmi les animaux de tous poils et de toutes plumes qui y coulent des jours paisibles. La forme des œufs pondus ce jour-là trahit bien l’émoi qui a perturbé leur conception. Quant à Flap, le fidèle bâtard, il peste contre l’étrange visiteur en uniforme, manifestant ainsi la haine ancestrale de la race canine pour les préposés de l’administration des Postes.

Malgré l’insistance de ses supérieurs, le père Guillaume a toujours refusé la belle camionnette jaune qu’on lui a proposée et il continue d’effectuer ses tournées sur le vieux vélo branlant dont il s’est servi toute sa vie. Dans le village, on s’étonne qu’un homme aussi âgé soit encore en activité. Et chacun d’éprouver une irrépressible angoisse à l’idée de le voir disparaître un jour. C’est qu’il en connaît des secrets, le père Guillaume ! Son successeur sera-t-il aussi discret ?

La mère de Caroline, une robuste paysanne qu’aucun travail ne rebute, même le moins adapté à sa condition de femme, préside aux destinées de la ferme depuis que son mari, un brave homme un peu faible de caractère et d’esprit, a trouvé la mort dans un malencontreux accident de moissonneuse-batteuse. L’étrange ménage qu’elle forme désormais avec son contremaître suscite les plaisanteries les plus méchantes tant il est vrai que, comparé à la forte corpulence et aux manières viriles de sa patronne, il a l’air d’un gringalet efféminé. Blessé par les esprits cancaniers, il s’est d’ailleurs mis à courir toutes les jeunes filles des alentours dans l’espoir qu’on reconnaisse enfin sa virilité.

La fermière, elle, ne se soucie guère des ragots et mène sa vie comme elle l’entend. Par réaction, Caroline s’emploie avec un soin quasi obsessionnel à mettre en valeur sa féminité. À mesure que s’accumulent dans sa salle de bain les produits de beauté et que sa penderie se garnit de chemisiers de plus en plus délicats et de jupes de plus en plus courtes, sa mère désespère de la voir un jour prendre la tête de l’exploitation. Leurs relations sont de ce fait assez tendues et l’on comprendra que Caroline lui cache son aventure avec le séduisant Biterrois. D’autant que celui-ci, interrogé sur les questions agricoles, n’a pas manifesté un très vif intérêt à leur endroit...

Lorsque le père Guillaume pénètre dans la cour de la ferme, la mère de Caroline est occupée dans le champ voisin à abattre un chêne centenaire que le violent orage de la veille a coupé en deux. C’est donc la jeune fille qui l’accueille, toute troublée à l’idée de recevoir sa première lettre d’amour.

Sans même songer à le remercier, elle déchire fébrilement l’enveloppe et lit son contenu en retenant son souffle.

Nicolas lui dit qu’il aime, qu’il ne peut imaginer la vie sans elle, qu’il l’aime, qu’elle occupe chacune de ses pensées, que tous ses instants lui sont dédiés, qu’il n’a plus de goût à rien depuis la fin des vacances, qu’il l’aime, qu’il se languit d’elle, que Béziers a battu Narbonne en quart de finale, qu’il a arrosé ça avec ses copains, mais que sa joie n’a pas été complète, faute d’avoir pu la partager avec celle qu’il aime, qu’il veut profiter de sa jeunesse avant qu’elle ne se fane, que seul Lamartine — un sacré poète, celui-là ! — a su parfaitement exprimer ce qu’il ressent, qu’il résiste chaque jour à la tentation de prendre sa moto pour venir la rejoindre et, par-dessus tout, qu’il l’aime.

Quelle lettre ! Quelle pudeur et quelle retenue dans les sentiments ! Quel style aussi ! Caroline ne trouve plus ses mots. Jamais elle n’a rien lu de plus émouvant.

Elle se précipite aussitôt dans sa chambre, bouscule le chat Pussy qui en obstrue l’entrée et sort son journal intime. Elle serre contre son cœur ce cahier d’écolier où elle consigne chaque soir, avec une précision de naturaliste, les mille détails, mille événements qui font toute la saveur de son existence. À la date du 5 septembre, elle note : « Ai reçu la première lettre de Nicolas. Il m’aime ». Deux petites phrases qui en disent long sur l’intensité de ses sentiments, car les plus grandes joies — comme les plus grandes douleurs — sont souvent les plus muettes.

Le soir même, après avoir donné à Pussy son panier et passé son pyjama, elle se faufile entre les draps. Puis, la tête calée au creux moelleux de l’oreiller, elle lit et relit avec ravissement la lettre de celui qu’elle appelle déjà « son amoureux de Béziers », comme si elle en avait un dans chaque ville de France. Pourtant, ce n’est pas un morceau choisi de littérature mais elle s’en délecte jusqu’à ce que les phrases aient perdu de leur pouvoir magique et ne soient plus qu’une suite de mots que ses yeux fatigués distinguent à peine les uns des autres. Elle tire alors sur le cordon de sa lampe de chevet et se coule sous les draps. Dans le noir, perce la pâle lumière de la lune, confidente des amoureuses esseulées.

Cette nuit-là, elle comprend tout à coup l’attente de Pénélope, le tourment de Juliette et l’obstination d’Iseult. Elle se sent une immense sympathie pour toutes les héroïnes séparées de leur amant par la cruauté gratuite, mais payante, de certains conteurs sadiques.

Le défilé de ces figures mythiques lui fait penser à cet épisode fameux où Ulysse se fait attacher au mât de son navire pour résister à l’appel des Sirènes. Et elle se demande si la fidélité de « son amoureux de Béziers » ne va pas être mise à rude épreuve dans une ville qui, sans aucun doute, doit offrir à un garçon comme lui autant de tentations qu’il y a de brins d’herbe sur un terrain de rugby. Loin d’elle, se souviendra-t-il encore de ses serments ? Ne se laissera-t-il pas séduire par des rivales plus attirantes qu’elle ?

Paupières closes, Caroline revoit l’image de ce garçon de dix-huit ans qu’un seul de ses sourires a suffi à désarmer. Un peu hardiment, elle le compare au lion superbe et généreux qui se fait aussi tendre qu’une biche devant un loup féroce et aussi à Hercule qui, malgré sa force et son courage, succomba à l’amour. Au fil de la nuit, toutes sortes de métaphores animales ou mythologiques, plus lyriques les unes que les autres, se présentent à elle pour symboliser l’entière soumission de son ami. Mais elle finit bientôt par s’endormir, convaincue d’avoir un charme fou.

Le lendemain, un nouveau soleil apporte une nouvelle lettre. Plus délicieuse que la précédente, plus subtile aussi. Nicolas y rappelle brièvement les moments les plus importants de l’été : l’ennui des premiers jours, l’incident de la buvette (ce hasard qui devient une nécessité), les égarements de leurs corps au bord de cet océan qui ressemble tant à leur amour (beau et monotone à la fois, etc. ), les tourments charnels et les joies intemporelles.
Caroline, qui s’est allongée nonchalamment sur l’herbe pour lire la lettre de son amoureux Biterrois, se veut un peu choquée par certains passages et juge que, tout compte fait, les garçons ne sont que des jouisseurs sans retenue, guère disposés à s’embarrasser la tête avec des petits riens qui, pour elle, sont tout : le goût amer du sable sur sa peau, un échange de regards, la maladresse d’un geste. Ah ! Comme ils sont loin les romantiques !

La jeune fille paraît regretter de n’être aimée que pour son corps. Elle voudrait que la lettre de son ami soit moins détaillée sur certains aspects de leur aventure. Mais, au fond d’elle-même, elle tient les romantiques pour des impuissants et préfère la gaudriole aux tristes jeux des intellectuels. En cela, pèse sur elle la lourde hérédité de sa mère. Des moments passés avec Nicolas, elle garde surtout le souvenir de ses muscles dont la lumière ocre du soleil couchant dorait les reliefs, de ses bras qui se contractaient et se décontractaient quand il se peignait et de la grâce de son jeune corps évoluant sur la plage pendant une partie de volley-ball.

III

Le père Guillaume, qui est un malin, a très vite compris que Caroline a un petit ami. Il suffit d’ailleurs, pour s’en convaincre, de voir la mine de la jeune fille lorsqu’il vient apporter le courrier à la ferme. Seul un extraterrestre peu informé sur la nature humaine pourrait croire qu’une telle joie est provoquée par un prospectus publicitaire.

Les animaux ont fini par s’habituer aux venues du facteur, excepté Flap, naturellement, qui continue à aboyer après le visiteur sans qu’on puisse lui faire entendre raison. La mère de Caroline, toujours accaparée par les travaux de la ferme, ignore tout de ce qui bouleverse le cœur de sa fille.

Certes, elle a bien remarqué de longs moments d’absence où l’esprit de Caroline semble voguer sous d’autres cieux, mais, sans chercher à les expliquer, elle a mis ces bizarreries sur le compte de l’adolescence, période éminemment troublée où l’âme et le corps ont quelques difficultés à s’accorder.

Après plusieurs jours d’hésitations, Caroline se résout enfin à écrire à Nicolas (elle a cru digne d’une honnête fille de ne pas hâter sa réponse). C’est un moment capital. Elle parcourt les sommaires des revues qu’elle garde soigneusement dans un coffre à la recherche de cet article qui donne d’abondants conseils sur la meilleure façon de composer une lettre d’amour. Elle le trouve et se plonge avidement dans sa lecture, retenant avec l’application d’une écolière modèle les préceptes qui y sont enseignés : ne pas étaler exagérément ses sentiments, rester sur une réserve toute féminine, laisser les grossièretés et autres écarts de style au garçon, évoquer succinctement quelques moments agréables, prendre des nouvelles de l’être aimé et — le plus important bien sûr — dire qu’on l’aime, sans craindre de se répéter ni d’abuser du verbe aimer, lequel exprime mieux qu’un long discours l’infinie variété des sentiments humains. L’article se termine en soulignant que les garçons tiennent par-dessus tout à leur indépendance et qu’en conséquence il n’est pas habile d’avouer une passion trop dévorante qui risquerait de les terroriser, même s’ils prétendent la souhaiter ardemment.

Ce que Caroline écrit ce jour-là n’est pas d’une grande originalité. Sans les conseils de la revue, elle aurait certainement accumulé moins de banalités et laissé son cœur parler davantage.

Ainsi débute une correspondance soutenue.

Mais, progressivement, la fièvre des premières semaines de séparation diminue et les deux jeunes gens commencent à espacer leurs envois. Ni l’un ni l’autre ne pourraient d’ailleurs soutenir jusqu’aux vacances de Noël le rythme d’une lettre par jour. L’incendie qui a ravagé leurs cœurs s’est de lui-même étouffé et il ne reste plus, au milieu du brasier, qu’une flamme vacillante qu’une lettre de temps en temps suffit à raviver.

Il arrive encore à Caroline de ne pas trouver le sommeil tant le désir l’excite et la tient éveillée. Mais son amour a perdu en violence. Elle a cru ne pas pouvoir vivre sans Nicolas, et se rend compte qu’elle y parvient très bien. Insensiblement, ses sentiments s’engagent sur la pente de l’indifférence et de l’oubli.

Nicolas, qui n’a jamais été véritablement amoureux de Caroline, malgré ses belles déclarations et ses serments répétés, n’éprouve plus pour elle qu’une vague sympathie menacée chaque jour davantage par l’éloignement.

Cette désagrégation de leur amour ne se manifeste pas seulement par le ralentissement des envois. Des changements notables interviennent dans le contenu des lettres. Caroline et Nicolas n’ont plus grand-chose à se dire. La jeune fille, faute de mieux, raconte les mésaventures des animaux de la ferme et les faits divers du village. Les belles envolées lyriques cèdent peu à peu la place aux anecdotes du quotidien. Quant à la correspondance de Nicolas, elle ressemble davantage à celle d’un chroniqueur sportif spécialisé dans le rugby qu’à celle d’un garçon amoureux.

Au début du mois d’octobre, les deux jeunes gens concluent une charte au terme de laquelle ils s’engagent à ne pas envoyer deux lettres de suite sans avoir reçu de réponse à la première et d’affranchir désormais leur courrier au tarif de l’acheminement lent. Nicolas, en effet, a procédé à quelques calculs et s’est effrayé du coût de leur correspondance. Ces considérations pécuniaires masquent à peine l’étiolement de leur amour. Mais n’est-ce pas là le sort prévisible de ces flirts d’été que les lettres, telles un massage cardiaque, essaient de maintenir en vie avec acharnement ? Pire : Caroline ne garde plus des longues promenades sur la plage et de certaines nuits d’amour que le regret de plus en plus vif d’avoir abandonné au premier venu ce qu’elle s’est mise à considérer comme un trésor, sa virginité.

Tout en tenant fermement les deux mamelles de la vache Lucas dans ses mains, la jeune fille, avant même que l’animal ne l’ait remerciée d’un meuglement hideux et que le petit chat n’ait trempé son bout de museau dans le lait frais, prend solennellement la décision de ne plus écrire à Nicolas. En vertu de leur charte qui interdit à l’autre d’écrire deux lettres à la suite, elle espère que sa liaison avec le Biterrois va prendre fin en douceur.

Mais il faut être bien candide pour imaginer que Nicolas va s’accommoder d’une rupture sans cause apparente. Et, de fait, il viole la charte sans vergogne et envoie à Caroline une lettre mi-figue mi-raison où il feint de ne pas comprendre son long silence. Est-elle malade ? Morte ? En vérité, il lui importe peu de conserver l’affection de la jeune fille. Mais c’est la première fois qu’on le laisse tomber et, par orgueil, il tient à avoir toujours le dernier mot.

Si l’événement dont il va être question plus loin n’avait pas eu lieu, la lettre de Nicolas serait parvenue à la poste du village et le père Guillaume l’aurait apportée à Caroline, laquelle, à juste titre, se serait interrogée sur la réalité des sentiments du garçon. Mais l’annonce d’une tragique nouvelle va semer le trouble dans tous les esprits.

IV

Cette nouvelle, aussi brutale qu’inattendue, fait l’effet d’une bombe : le père Guillaume, celui que l’on croyait immortel, celui qui, chaque matin, enfourchait son antique bicyclette avec entrain, celui qui avait traversé toutes les épreuves de la vie sans jamais se plaindre, le père Guillaume est mort, mort dans son lit.

L’émotion est considérable. Tous les habitants lui étaient attachés. Il faisait partie du patrimoine local, comme l’église, le café de la place ou le monument aux morts. Il était si brave ! Si dévoué !

On lui fait des funérailles grandioses.

Le lendemain de l’enterrement, une belle camionnette jaune pénètre comme un bolide dans la cour de la ferme des Hivernaux, provoquant parmi la volaille une panique indescriptible. Caroline, effrayée par ce vacarme, se précipite au-dehors. Soudain, elle voit sortir de la camionnette un beau et grand jeune homme blond qui, à peine ému par ses nouvelles fonctions, s’avance vers elle et lui tend la lettre de Nicolas avec un sourire charmant. Elle reste bouche bée un long moment, incapable d’articuler un mot — même merci — convaincue qu’elle est d’avoir devant elle un dieu descendu de l’Olympe sur les ailes de Psyché pour séduire une jeune bergère dans les verts pâturages de l’amour. C’est le coup de foudre immédiat. Et réciproque. Comment pourrait-elle résister au charme de ces yeux tellement bleus qu’ils en sont presque transparents, et de cet uniforme qui lui sied à merveille ? Comment pourrait-il rester insensible au minois délicat de la jeune fille et à la grâce de son corps juvénile ?

Ils se regardent un long moment pour donner à leurs corps le temps de se laisser envahir par l’amour qui vient de naître brutalement. Puis le facteur regagne sa camionnette et s’en va. Caroline ne le quitte pas du regard.

Revenue de son étourdissement, elle ouvre l’enveloppe et lit distraitement la lettre de Nicolas. Et elle ricane ! Ce pauvre Nicolas qui implore de nouvelles missives comme on implore le retour du printemps ! Caroline est bel et bien décidée à oublier le Biterrois pour se consacrer exclusivement à son tout nouvel amour. Pourquoi aller chercher à l’autre bout de la France ce qu’on a à portée de la main ?

Toute la journée, elle se demande par quel habile stratagème elle parviendrait à revoir le postier sans donner l’impression de le draguer ouvertement ni éveiller les soupçons de sa mère. Toute la nuit, elle tourne et retourne dans sa tête un nombre infini de combinaisons jusqu’au moment où un éclair de génie lui traverse l’esprit. Puisque le courrier est le lien le plus naturel qui peut l’unir au facteur, il faut, pour qu’elle le rencontre de nouveau, qu’elle reçoive des lettres, et qu’elle en reçoive souvent. Et sans trop dépenser d’argent. Or, qui est prêt à renouer une correspondance assidue avec elle ? Nicolas, bien sûr ! Nicolas qu’elle a rejeté avec désinvolture, comme un vieux tee-shirt usé, Nicolas qui devient soudain son seul recours.

Ravie de sa trouvaille, elle s’endort paisiblement. Mais à son réveil, elle comprend à quel point sa vie sentimentale prend l’allure d’une tragédie antique, digne d’un Corneille au mieux de sa forme. Par une cruelle ironie du sort, la voilà contrainte d’exposer une flamme enthousiaste à un Nicolas qu’elle n’aime plus pour pouvoir rencontrer un facteur dont elle est désormais éperdument amoureuse !

Caroline reprend vite son bloc de correspondance et écrit à Nicolas une lettre passionnée où elle explique son long mutisme par une mauvaise angine qui l’a tenue au lit de longues semaines. Substituant un garçon à l’autre, elle se lance dans une description minutieuse et parfois inconvenante de tous les sentiments et de tous les désirs qu’il continue d’éveiller en elle. Sans retenue aucune, elle ose dire à Nicolas tout ce qu’elle ne peut encore avouer au facteur, et ce jeu la grise vraiment.

Elle affranchit l’enveloppe au tarif de l’acheminement rapide et la poste sans attendre.

À l’autre bout de la France, Nicolas est un peu surpris par le brusque réveil des sentiments de Caroline à son égard. Il n’en attendait pas tant ! Néanmoins, l’expert en matière amoureuse qu’il est répond par retour du courrier.

Et deux jours plus tard, la camionnette jaune réapparaît dans la cour de la ferme. Caroline retrouve les yeux si bleus et le sourire si charmant de son facteur préféré. Elle lui prend la lettre le plus naturellement du monde, sans rien trahir des sentiments qu’elle nourrit pour le messager. Son stratagème a parfaitement réussi, et elle en est très fière. Elle est convaincue que la fréquence de leurs rencontres va attiser leurs sentiments mutuels et qu’elle n’aura plus qu’à recueillir la reddition du facteur, quand il n’en pourra plus de désir.

Nicolas peut-il se douter de quelle stratégie amoureuse il est l’instrument ? Non, bien sûr. Alors avec une belle innocence, il écrit à Caroline très régulièrement et rythme ainsi, sans s’en douter, les entrevues de la jeune fille et du facteur.

Tout serait parfait si Caroline ne finissait par éprouver quelque réticence à utiliser Nicolas avec cette désinvolture. A-t-il mérité une telle méchanceté ? Au fond, elle n’a rien à lui reprocher. Il s’est toujours comporté en galant homme. Comme elle a la naïveté de croire en la sincérité du garçon lorsqu’il lui déclare l’aimer toujours, elle s’en veut de jouer ainsi avec ses sentiments. Comment résoudre ce problème ? Elle décide d’écrire à la conseillère psychologique de sa revue préférée. Celle-ci lui répond que pour mettre un terme au drame qu’elle vit, il lui suffit de s’abonner à un mensuel, à un hebdomadaire ou à un quotidien, selon qu’elle souhaite rencontrer le facteur plus ou moins souvent. Caroline juge la suggestion trop onéreuse. Elle l’écarte et décide de continuer à utiliser Nicolas.

Le facteur, de son côté, a un souci plus masculin. Il s’interroge naturellement sur l’identité du correspondant intarissable qui inonde Caroline de lettres. Un jour où il se sent plus hardi que d’habitude, il décide de lui poser ouvertement la question. La jeune fille devient rouge de confusion et bredouille une explication incohérente (elle correspondrait avec le fan club d’un chanteur biterrois...) qui dissipe définitivement les doutes du garçon : il a bien un rival à Béziers. Mais son cœur n’est pas prêt à se laisser démonter. S’ils s’écrivent si souvent, c’est qu’ils ne se voient jamais. Lui a l’avantage d’être sur le terrain. Aussi, dès le lendemain, il entreprend les premières manœuvres d’approche un peu sérieuses.

Avec un zèle dont chacun se félicite au village, il accélère la distribution des autres lettres pour rester plus longtemps à la ferme. Chaque fois qu’il découvre une lettre de Nicolas dans le courrier de Caroline, il embrasse l’enveloppe de tout son cœur, exulte de joie et fait mille sauts en l’air. Jamais Nicolas n’imaginerait que ses lettres provoquent un tel bonheur chez un autre garçon ! En revanche, les jours “sans”, lorsque Nicolas a été en panne d’inspiration, il éprouve une inconsolable tristesse, mais se rend quand même à la ferme et donne à Caroline des prospectus qu’il prétend avoir reçus pour elle.

Caroline est au comble de la joie. Deux conquêtes masculines en si peu de temps, voilà qui la paie des années où elle a douté d’intéresser même le plus ingrat des garçons ! Cela augure d’un avenir affectif plein d’aventures. Elle tire une évidente fierté de ce nouveau succès et par pitié pour le pauvre Nicolas, elle lui envoie une ultime lettre de rupture, où elle lui explique que certains fumeurs perdent du jour au lendemain l’envie de fumer. Eh bien, il lui est arrivé la même chose. Soudain, ce matin-là, en se réveillant, elle ne l’aimait plus. Le garçon, qui, entre-temps, a fait la connaissance d’une inconditionnelle du rugby, se réjouit plutôt de voir son calvaire épistolaire prendre fin. Il lui écrit cependant une dernière lettre dans laquelle il s’incline devant l’extinction de sa flamme et souhaite qu’ils restent bons amis.

Par un bel après-midi d’été, qui ressemble, n’en doutez pas, à tous les beaux après-midi d’été que la Terre a connus depuis qu’elle tourne, le facteur invite la jeune fille à une promenade — chaste — dans la campagne, puis, le soir, à un bal musette — déjà moins chaste — dans un village voisin, et enfin, à un dernier verre chez lui — plus du tout chaste. Au contact du corps du jeune garçon, Caroline retrouve un plaisir délicieux qu’aucune correspondance au monde, même la plus relevée, ne saurait remplacer.

Enfin !

Enfin ! Elle peut faire des comparaisons ! Et elle ne s’en prive pas ! Son journal intime regorge désormais de comparatifs et même, comme si elle avait déjà tout éprouvé, de superlatifs plus excessifs les uns que les autres. Elle a rencontré le bonheur à domicile et ne cesse de s’en réjouir. Le cacher à sa mère (et au reste du village) ne sera pas chose facile, mais l’amour lui donne une force nouvelle pour affronter les remontrances maternelles.

L’hiver timide de cette année-là découvre une Caroline parfaitement épanouie, heureuse de vivre et sûre d’elle-même. Le facteur semble décidé à abandonner un métier qui, pourtant, lui offre la sécurité et un bel avenir, pour prendre la direction de la ferme. Il l’a avoué à la jeune fille. Il a même parlé de mariage !

Que de temps perdu avec ce Nicolas qui détestait la campagne ! Rien ne semble devoir séparer Caroline de son facteur. Et si l’événement dont il va être question bientôt ne s’était pas produit, nul doute qu’ils se seraient mariés et qu’ils auraient eu beaucoup d’enfants, comme ils le souhaitaient tous les deux. Car, vraiment, ils étaient faits l’un pour l’autre et se le répétaient d’ailleurs à longueur de journée, non pour s’en convaincre, bien sûr, mais pour s’en émerveiller encore et encore.

Hélas ! Un malheureux jour de décembre, le vieux commis du boucher se coupe trois doigts en dépeçant un morceau de bœuf. Il ne peut plus conduire la belle camionnette bleue et blanche qui fait la tournée des fermes. Et le boucher engage pour le remplacer un jeune commis, plus beau encore que le facteur, mais brun, lui, qu’un merveilleux jour de décembre, Caroline voit arriver dans la cour de la ferme au volant de la superbe camionnette bleue et blanche... La mère de Caroline, dans un moment de distraction, avait en effet oublié sa viande dans le magasin. Entre les deux jeunes gens, de part et d’autre de l’étalage, c’est immédiatement le coup de foudre. Oublié Nicolas (ou du moins ce qu’il restait de traces de lui dans son cœur) ! Oublié le facteur ! Désormais, son esprit ne cesse de revoir avec émerveillement le corps si athlétique du commis, ceint dans son superbe tablier blanc maculé de sang.

Le soir même, à table, Caroline se penche affectueusement vers sa mère et lui dit :
— Ma petite maman chérie, au lieu de te fatiguer à aller chercher ta viande tous les jours au village, pourquoi ne pas te la faire livrer ?

FIN




Il existe une version sonore de ce texte :

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