Nous allons maintenant explorer de nouvelles pistes en remontant à la naissance de ce mouvement dans les années 60-70 aux États-Unis. En se penchant sur le berceau du graffiti, on verra peut-être poindre l’ébauche d’un mythe religieux... Remontons dans le temps.
À l’origine, le tag sert aux gangs américains à délimiter leur territoire. Il signifie : « Ici, c’est chez moi ».
Et puis, des petits malins, qui n’ont rien à voir avec les gangs, ou pas grand-chose, se disent que ce n’est pas mal, ces noms qui s’affichent sur les murs. Et c’est ainsi que démarre la grande aventure du graffiti. Que se passe-t-il dans la tête de ces premiers graffeurs ? Est-ce à ce moment précis qu’apparaissent les prémices d’une nouvelle religion ? On ne peut s’empêcher d’établir une correspondance, entre ces premiers « graffeurs », qui s’emparent d’une pratique de leurs copains et la détournent, et les premiers chrétiens qui se servent de la bible des juifs pour inventer une nouvelle alliance avec Dieu, un nouveau testament [1]. Alors que les gangs se servaient du tag pour défendre leur business, les ancêtres des graffeurs vont utiliser le même outil pour défendre… autre chose. Mais quoi ? Avec qui, avec quoi, veulent-ils faire alliance ? C’est à ce moment précis que le tag guerrier des gangs, ce tag vieux comme le monde, bascule dans quelque chose de totalement nouveau qui va révolutionner la planète, comme le christianisme a changé le monde.
Parti de Philadelphie, le mouvement gagne bientôt New-York et son métro. Le tag devient lettrage pour plus de visibilité encore. La transition est facilitée par l’apparition des bombes de peinture. La couleur inspire les graffeurs et toutes sortes de styles de lettres apparaissent. Aux États-Unis, les graffeurs deviennent des writers, c’est-à-dire des écrivains. L’écriture se diversifie. Les graffeurs développent une grande créativité. L’émulation entre eux est intense, et pourtant, à l’époque les réseaux sociaux n’existent pas. Ni la photo numérique. Mais le réseau ferré fonctionne alors comme le réseau Internet d’aujourd’hui. Les nouveaux graphismes voyagent de ville en ville et font vite de nouveaux adeptes…
La liaison entre cette activité et la défense des territoires des gangs disparaît peu à peu, même si les graffeurs prennent l’habitude d’agir en bandes, en « crew ». De son origine, le graffiti garde malgré tout quelque chose de la défense de territoire. Les graffeurs aiment bien s’approprier des murs, et gare à ceux qui viennent peindre sur leurs plates-bandes ! Si cela arrive, le crew « propriétaire » du mur vient vite repasser sur la création illégitime (on dit « toyer ») .
Le monde du graffiti est un monde dur, viril, qui ne se fait pas de cadeau, sous des allures cool. Mais cette guerre des murs n’est qu’un aspect du mouvement, pas sa finalité. Car le graffeur, justement, ne veut pas s’enfermer entre quatre murs.
Dans une société où la mobilité sociale se réduit, où les classes se replient sur elles-mêmes, où les quartiers déshérités deviennent des prisons, le tagueur rêve de faire voyager son blaze à défaut de voyager lui-même. Le lettrage sur les wagons devient alors la marque du graffiti américain dans ces années-là et reste encore le rêve du tout graffeur.
Magda Danysz dans son « Anthologie du street art » [2] raconte que cette idée de faire voyager son nom serait née bien plus tôt, en 1940, dans une fabrique de bombes de Detroit aux États-Unis. Un ouvrier du nom de Kilroy avait pris l’habitude d’écrire sur tout ce qui passait sur sa ligne de production « Kilroy was here » (« Kilroy était là »). Les soldats qui recevaient ses colis sur le front européen commencent à écrire sur les murs « Kilroy was here ».
Le graffiti devient une branche du hip-hop
Au fil des années, le graffiti va s’agréger à un autre mouvement culturel populaire, le hip-hop, et il en constituera une des branches. Il apporte l’image au son, à la danse ; il en façonne l’esthétique visuelle. Un personnage naît à cette époque, le B-Boy, un adepte du break dance. Les graffeurs vont souvent le représenter dans leurs créations avec une bombe à la main.
Du coup, peu à peu, le pur lettrage d’origine, avec le blaze comme base, évolue vers une figure plus complexe qui mêle lettrage et petit personnage, ce que les graffeurs appellent un « perso ». Le « perso », aujourd’hui, désigne un peu tout : un humain mais aussi un animal, une voiture, un décor, bref, tout ce qui n’est pas du lettrage.
Le graffiti s’exprime ainsi de plusieurs façons qui ont chacune leurs adeptes. Certains graffeurs restent fidèles au lettrage d’origine, d’autres ne font plus que du « perso ». D’autres continuent de mêler les deux.
Le graffiti : art ou rébellion ?
Même si aujourd’hui le graffiti garde sa référence au hip-hop d’origine, il mène désormais sa vie à lui, beaucoup sous l’influence d’artistes qui ne se reconnaissent pas tout à fait dans la culture hip-hop, mais viennent du graphisme ou des écoles d’art.
Car au fil du temps, le graffiti a acquis le statut d’art. À l’origine, ceux qui écrivaient sur les murs ne se considéraient pas comme des artistes, même s’ils soignaient le design de leur tag et de leurs lettrages. Dans leur esprit, leur activité était une revendication, un acte politique, pas une expression artistique.
Le graffiti naît en effet dans un contexte où les villes se développent rapidement et engendrent des ghettos. L’urbanisme ne fait pas de cadeau à ceux qui habitent les cités d’alors : uniformité, grisaille, ségrégation, avenir bouché. Le graffiti est alors un moyen pour cette jeunesse condamnée au chômage, à la drogue et à la délinquance, de dire « je ne suis pas un pion. Je suis quelqu’un. Et je mérite mieux que cet univers sans âme ». D’où l’intention double des graffeurs de se faire remarquer par le tag, et aussi de mettre de la couleur, d’égayer le décor des habitants des grands ensembles. Ils ont à cœur d’apporter un supplément d’âme à des lieux construits pour tenir à l’écart les populations défavorisées.
Mais la plupart des gens ne voient en général dans le graffiti que des dégradations de lieux publics. D’emblée, les tagueurs sont des hors-la-loi qui commettent des actes de vandalisme ; on les considère — et ils se considèrent eux-mêmes — comme des « vandales ». Le terme fait partie de leur vocabulaire.
Ce positionnement social un peu particulier va entraîner toutes sortes de conséquences. En général, les writers agissent la nuit, dans des endroits peu fréquentés, souvent difficiles d’accès, et se dissimulent sous une capuche.
Les graffeurs d’alors sont animés d’une rage profonde qui ne cadre pas avec une démarche artistique. Ce qui les motive est autre chose, même si, sous l’influence du hip-hop, l’aspect esthétique des créations murales va se déployer.
Puis, récemment, le graffiti va devenir du « street art », un terme que les graffeurs authentiques exècrent. Un certain nombre d’artistes de rue décident en effet de franchir le Rubicon et de créer des toiles qu’ils vont vendre dans des galeries. Un crime ! pensent certains. Le graffiti doit être gratuit ! Il doit être accessible à tous, et non réservé à un petit nombre.
Mais il faut bien vivre ! Et beaucoup de graffeurs, voyant que leur pratique a le vent en poupe, se disent qu’après tout, si leur activité peut leur rapporter, où est le problème ?
Passer du mur immense à l’espace limité de la toile n’est pas chose facile. Passer de l’air libre à l’espace confiné de l’atelier non plus. Passer du moment convivial vécu avec des potes en graffant et en buvant des bières à la solitude de la peinture, encore moins.
Du coup, beaucoup de street artistes continuent de « faire du mur », pour garder les sensations de base. L’adrénaline et la convivialité notamment.
Et à l’inverse, beaucoup d’artistes issus de l’art traditionnel se mettent eux aussi à « faire du mur » pour acquérir une sorte de label d’authenticité qui semble leur manquer, le marché de l’art délaissant de plus en plus un art contemporain devenu incompréhensible pour un street art plus « frais » et plus accessible au commun des mortels.
Ainsi, ce qui n’était à l’origine qu’une signature pour dire qu’on existe est devenu en soixante ans une expression artistique qui affole les salles de vente, comme en témoignent les montants astronomiques atteints par les créations de street artistes comme Bansky.
Quand on lit cet historique du graffiti on a du mal à voir dans cette pratique une religion. C’est juste une signature qui a bien tourné mais qui, à l’origine, n’est qu’une appropriation de territoire, autrement dit la version moderne d’une pratique vieille comme le monde, que nous partageons avec pas mal d’animaux…
En effet, l’histoire de l’humanité est une suite de conquêtes, de pertes et de reconquêtes de territoires, menée par des guerriers de tous poils : pharaons, empereurs, rois, présidents de la République, dictateurs, patrons du CAC 40. « Ici, c’est chez moi ».
À plus petite échelle, nous marquons tous notre territoire, avec des murs, des portes, des clôtures. Ici c’est ma chambre. On sait qu’en entreprise, la plupart des conflits naissent des empiètements sur le territoire de l’autre. Nos ministres se battent pour en mettre le plus possible dans leur ressort de compétence. Bref, le marquage de son territoire est ancré profondément chez la plupart des êtres vivants, depuis la nuit des temps, et en tous lieux. Difficile dès lors de voir dans cet acte quelque chose d’artistique, encore moins de religieux.
Mais l’entrée du graffiti dans les galeries a une conséquence esthétique : de plus en plus, le lettrage cède le pas aux « persos ». On représente moins son blaze mais de plus en plus des paysages ou des visages. L’inspiration, du coup, sort de la répétition d’un même motif, même sous une grande variété de formes, pour aborder un immense champ des possibles. Cette évolution du graffiti a les faveurs du public et donc des municipalités et des galeristes.
Les festivals de street art sont l’occasion de s’émerveiller en contemplant des œuvres grandioses et je me demande si nos graffeurs modernes ne cherchent pas ainsi à retrouver l’émotion que les artistes du Moyen Âge suscitaient en réalisant les vitraux des églises. On n’y est peu sensible aujourd’hui, car notre société est moins religieuse, mais dans les temps anciens, la vision de vitraux majestueux — je pense ainsi à ceux de la Sainte Chapelle à Paris — s’élançant vers le ciel pour donner un aperçu du Paradis, provoquaient un émerveillement gratuit et accessible à tous qui n’est pas très différent de celui que recherchent les graffeurs. D’où le succès du muralisme, ces œuvres immenses qui couvrent de hauts murs de pignon.
Un tag qui ressemble à un signe de croix, des œuvres murales qui ressemblent aux vitraux d’autrefois. Ces troublantes similitudes avec les pratiques religieuses m’incitent à poursuivre mes recherches…