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Le Temple et autres nouvelles

Le Silence

Je n’ai pas honte d’avouer aujourd’hui la pensée monstrueuse qui m’est venue à l’esprit lorsque j’ai su que les jours de Charles n’étaient plus en danger. Je me suis dit qu’il aurait mieux valu qu’il meure. Bien sûr, sa mort m’aurait causé une souffrance atroce. Il m’aurait fallu des semaines, des mois, des années peut-être, pour surmonter une épreuve aussi terrible, car j’étais sa femme et je savais que son souvenir obséderait toutes mes nuits. Et pourtant, à l’époque, sa mort m’est apparue préférable à la mascarade qu’allait être son existence des années durant.

Je n’ai pas toujours pensé cela. Juste après son accident, je n’ai cessé de supplier le ciel de l’épargner. Chaque heure du jour, je répétais : « Mon Dieu, faites qu’il vive ! Je vous en prie, faites qu’il vive ! » Je passais toutes mes journées et parfois même mes nuits près de lui, à l’hôpital.

C’était il y a deux ans, une voiture lui avait refusé la priorité à un carrefour et l’avait heurté de plein fouet. Il avait traversé le pare-brise et rebondi sur un camion qui passait à ce moment-là avant de s’écraser sur le capot de sa propre voiture. Le pire aurait pu être évité s’il avait porté sa ceinture. Hélas ! Pour une raison inexplicable, il ne la portait pas (pourquoi l’avait-il oubliée ? Il disait toujours qu’il se sentait tout nu quand il ne la mettait pas !).

À l’arrivée des secours, ce n’était plus qu’un pantin désarticulé. Son cœur battait encore, mais sa colonne vertébrale et ses membres étaient brisés. Il souffrait d’un grave traumatisme crânien, assorti de contusions multiples, et avait perdu connaissance.

En quelques semaines, les os se sont ressoudés et les plaies se sont cicatrisées. Mais les médecins m’ont annoncé qu’il resterait paralysé à vie. Plus jamais je ne lirais sur son visage la moindre expression, ni de joie ni de peine ; plus jamais je n’entendrais le son de sa voix et son regard, à jamais, serait vide comme celui d’un aveugle. Il était devenu une sorte de mannequin de cire dont j’épiais en vain la plus infime réaction. Je l’observais pendant des heures, me persuadant que ses lèvres allaient bien finir par me parler et ses yeux par se tourner vers moi. Mais rien, il n’était plus qu’un être végétatif, un légume. Définitivement.

C’est à cette époque que j’ai souhaité qu’il meure. Autant pour lui que pour moi. Surtout pour lui. Pour lui qui avait été si actif, si brillant, qui avait aimé à ce point la vie, celle qui bouge, celle qui bouillonne comme l’eau d’un torrent. Je ne pouvais imaginer qu’il soit condamné au silence et à l’immobilité. Et l’idée qu’il me voyait et qu’il m’entendait m’était proprement insupportable. Je le savais prisonnier désormais d’un monde intérieur où les pires pensées devaient tourner en rond, faute de trouver une porte de sortie. S’il sombrait dans la folie, je ne m’en apercevrais même pas ! Qu’avait-il de commun avec le Charles que j’avais connu autrefois, que j’avais épousé, que tout le monde appréciait pour son entrain et pour sa vivacité d’esprit ? Son visage avait gardé quelque chose de la fraîcheur et de la naïveté qui cachaient si bien son étonnante force de caractère, mais ce n’était plus le même visage. Et j’imaginais sans peine l’intolérable souffrance qui était la sienne. Car à quoi bon voir et entendre si l’on ne peut parler ? À quoi bon vivre pour vivre comme cela ?

Voilà pourquoi la mort m’apparut alors comme la meilleure solution pour lui.

— Avec le temps, m’avait dit un des médecins pour me laisser un espoir, il peut retrouver l’usage de ses membres. La nature accomplit parfois des miracles. Qui peut dire comment sera votre mari dans un an, dans dix ans, dans vingt ans ?

Au début, après sa sortie de l’hôpital, je me suis efforcée de me comporter naturellement avec lui, car je savais qu’il ne supporterait pas d’être traité comme un enfant ou, pire, comme un infirme. Le matin, je plaçais son fauteuil roulant devant la fenêtre, toujours au même endroit, et le soir, en rentrant du bureau, je l’installais dans le salon, m’asseyais en face de lui, exactement dans l’axe de son regard, j’allumais une cigarette et je lui racontais ma journée de travail, comme je le faisais avant. Je parlais, je parlais, je parlais.

Son silence ne me gênait pas. En fait, Charles ne m’avait jamais vraiment écoutée.

Avant le drame, quand il rentrait de la banque, il avait l’habitude de lire son journal dans le grand fauteuil à haut dossier du salon et il ponctuait mon soliloque de « Hum, hum » pour me faire croire qu’il m’écoutait, alors qu’en réalité, il était complètement absorbé par la lecture des cours de la Bourse et se moquait bien de ce que je lui racontais. Désormais, j’avais la certitude qu’il ne perdait pas une seule de mes paroles. En un sens — ce que j’écris peut paraître horrible, mais c’est l’exacte vérité —, je prenais ma revanche sur toutes ces années où il ne m’avait prêté qu’une attention distraite. J’étais maintenant sûre qu’il m’écoutait (que pouvait-il faire d’autre ?) et j’en tirais une certaine satisfaction.

Mais, très vite, je finis par fuir son regard. Il était comme l’œil froid d’une caméra qui vous fixe sans en avoir l’air, mais qui traque vos moindres défaillances. J’ai eu peur soudain qu’il ne puisse lire dans mes yeux, ou qu’il ne devine dans certains de mes gestes ou de mes soupirs qu’il était devenu un poids pour moi. À partir de ce moment, j’ai perdu tout plaisir à lui raconter mes journées. J’en ai eu assez de lui parler sans l’entendre réagir. J’ai même fini par regretter ses « Hum, hum ». Peu à peu, par un curieux mouvement de l’esprit, j’ai pris son silence pour de la surdité et la fixité de son regard pour de l’indifférence.

J’ai donc cessé de lui parler.

En rentrant le soir, je le laissais contempler l’insipide façade de l’immeuble d’en face et ses fenêtres rectangulaires qui, une à une, s’éclairaient à la nuit tombée. J’ai pensé : « Son esprit doit être préoccupé par des choses bien plus importantes que les petites histoires de mes collègues. Quel intérêt peut-il leur trouver, lui qui est muré dans ses pensées, lui qui ne communique plus avec le monde ? »

Je me suis tue ainsi pendant plusieurs mois, puis, petit à petit, un vague sentiment de culpabilité m’a envahie. Je me suis dit : Maintenant qu’il n’a plus son journal, maintenant que son univers se limite aux fenêtres de l’immeuble d’en face, je suis son seul lien avec l’extérieur. Ai-je le droit de me taire ? Il doit souffrir. Je le délaisse comme si J’avais honte de lui. Au fond, peut-être que ça l’intéresse de savoir ce que je fais de mes journées. Peut-être, d’ailleurs, que ça l’intéressait déjà, avant, quand il se cachait derrière son journal et semblait ne pas m’écouter. Je suis sa femme, après tout, la seule personne qui compte pour lui. Je devrais être plus attentive, essayer de le distraire, d’alléger sa souffrance.

C’est dans ces circonstances très particulières que je me rendis compte à quel point Charles m’était étranger. À quel point il m’avait toujours été étranger. Au bout de cinq ans de mariage, j’étais incapable de deviner ses désirs, de pressentir ses envies. Et pourtant, son état exigeait de moi une acuité d’autant plus intense que je ne pouvais espérer aucune aide de sa part.

J’étais tout à fait désemparée devant lui. Je ne savais pas quoi faire pour lui procurer un peu de plaisir. Pire, j’ignorais même s’il désirait ce plaisir. Rien, en effet, ne me permettait de déterminer s’il avait fini par accepter son état (coupé du monde, diminué physiquement, à l’abri de tous les besoins vitaux, il avait pu trouver... comment dire ? une harmonie intérieure, ou la paix de son âme grâce à une longue méditation solitaire) ou s’il en souffrait chaque jour davantage.

Mais, en cinq ans de mariage, il n’avait jamais vraiment manifesté d’intérêt pour les choses de l’esprit. La banque était en réalité sa seule passion. Il m’apparut donc qu’un être comme lui ne pouvait pas se satisfaire d’une interminable réflexion sur les mystères de l’univers. Je décidai de lui acheter une télévision.

Dès le matin, je l’installais devant, le regard dans l’axe de l’écran. Pendant des heures, il ne voyait que des parasites s’agiter dans le vide hertzien, mais, après, les programmes commençaient et il pouvait enfin contempler le spectacle de monde, suivre les cours de la Bourse et la marche des affaires.
Je croyais bien avoir trouvé là la clef de son bonheur. Mais, au bout de quelques semaines, je compris qu’à l’évidence la télévision l’ennuyait. Oh, bien sûr, il n’en a rien dit ! Mais, au fil des années, une attention particulière m’avait rendue sensible à la moindre modification de ses traits, à l’éclat plus ou moins vif de son regard. J’avais appris à interpréter les signes les plus infimes. Or, à cette époque, quelque chose d’imperceptible, l’ombre d’une ombre dans ses yeux me fit deviner qu’il ne supportait plus la télévision.

J’en fus atterrée ! Que pouvais-je désormais faire pour lui ? Je décidai de le replacer devant la fenêtre quelque temps, le temps de lui trouver une autre occupation. Il sembla s’en trouver mieux. La petite ombre disparut de son regard. Une infime dilatation de sa narine droite sembla même révéler chez lui une espèce de joie intérieure. Je le laissai donc là sans chercher d’explication. Sans doute la vision d’un monde plein de bruits et de mouvement lui avait-elle rendu son infirmité plus insupportable encore. Sans doute avait-il vraiment besoin de se laisser aller à des rêveries solitaires sur fond de façade d’immeuble. Qui peut savoir ce qui se passe dans la tête d’un homme muré dans son silence ?

Ce qui se passe ? Je le sais aujourd’hui. Je sais ce qui se passe dans la tête de Charles quand il reste des heures devant la façade de l’immeuble d’en face. Je le sais et ma rage n’a pas de limite !

Hier, je suis rentrée du bureau plus tôt que d’habitude. J’ai entendu des bruits de voix dans l’appartement. J’ai pensé : « Tiens, le gardien est venu rendre visite à Charles ». En entrant dans le salon, j’ai vu que son fauteuil était vide. J’ai pensé : « Tiens, le gardien a dû l’allonger dans la chambre ».
Des voix provenaient effectivement de notre chambre. Mais ce n’était pas le gardien qui parlait. Non, ce n’était pas le gardien, c’était Charles ! C’était Charles lui-même qui parlait ! Charles lui-même qui disait :

— Voilà si longtemps que je vous observe de ma fenêtre. Je suis ravi que vous soyez enfin venue... Pendant des mois, je vous ai regardée vivre dans votre appartement. J’ai épié vos moindres allées et venues. J’ai guetté tous les soirs le moment où vous vous déshabilliez. Je n’espérais plus que vous vous décideriez à venir. Vite, dépêchons-nous, ma femme rentre dans une heure...

Oui, il aurait mieux valu qu’il meure ! Mais le destin n’a sans doute pas encore dit son dernier mot...

FIN




Il existe une version sonore de ce texte :

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