Tout au long de cette enquête, il est apparu que la question de l’écologie ne touchait pas vraiment les habitants du quartier des Hautes Noues, et plus généralement les classes populaires. Comme si le problème ne les concernait pas, que c’était un « truc de bourges », comme on l’a entendu, qu’ils avaient d’autres priorités que la défense de la planète !
Mais est-ce si clair ? En fait, il y a un premier constat qu’il ne faut pas négliger c’est que les classes populaires sont beaucoup moins pollueuses que les classes aisées. « L’empreinte carbone individuelle des 50% de la population la plus modeste est six fois moins élevée que celle des 10% de la population la plus aisée en Europe » [1]. Cela devrait nous mettre la puce à l’oreille. Ces classes sociales qu’on dit indifférentes ne seraient-elles pas, finalement, plus « vertueuses » que certaines classes qui donnent des leçons aux autres ? C’est toute l’ambiguïté de l’étude de l’écologie dans les milieux populaires. La « sobriété » qui est pratiquée dans tous les domaines de la vie, qu’il s’agisse de la consommation d’eau, d’électricité, de chauffage ou dans les habitudes de consommation : l’anti-gaspillage, le troc, la réparation, la revente, etc. — bref tout un ensemble de pratiques populaires que les sociologues appellent « la débrouillardise » — ne serait-elle que la conséquence d’un manque de moyens financiers ? Cette sobriété ne serait que « subie », « contrainte » et ne procèderait pas d’un choix délibéré de consommer intelligemment ? On voit là ce que les sociologues appellent une « disqualification sociale des savoirs ».
On a vu, dans son témoignage, que M. Bennoui, parle, à propos de certains gestes de sobriété « d’éducation », et même d’habitudes prises dans un pays étranger où l’eau est rare, en l’occurrence, l’Algérie. On l’a vu aussi avec la mère de Mamou Soumaré, originaire du Mali, qui récupère l’eau de pluie. La question est la suivante : est-ce que ces personnes, si elles avaient plus de moyens, renonceraient à ces habitudes de sobriété ? Ce n’est pas sûr. Certaines études [2] montrent qu’au contraire, même avec plus de moyens, les personnes continueraient à avoir les mêmes réflexes de sobriété.
Au fond, nous avons deux classes sociales — en schématisant — qui se toisent : la classe aisée qui trouve que la classe populaire est totalement hermétique aux enjeux de l’écologie, et la classe populaire, qui pratique depuis longtemps la sobriété, par nécessité et aussi par éducation, et qui trouve que la classe aisée gaspille allègrement des biens précieux.
Ainsi les classes aisées découvriraient ce que les classes populaires ont compris depuis longtemps en se séparant des modèles culturels dominants pour adopter leurs propres formes de vie. Au fond, ce qui manquerait au discours écologique c’est d’intégrer les pratiques populaires existantes sans chercher à en imposer « d’en haut », méprisant ainsi les efforts qui sont déjà réalisés, lesquels relèvent en fait « du bon sens ». Un « bon sens » que les classes aisées ont sans doute perdu et qu’elles qualifient aujourd’hui de « démarche écologique » pour faire moderne.
En montant dans la machine à remonter le temps, on constate qu’autrefois, on pratiquait la sobriété : on ne changeait pas de vêtements (ou de meubles) tous les quatre matins. On rendait les bouteilles vides à la consigne des magasins. On réparait les objets qui ne fonctionnaient plus. A-t-on oublié notre choc la première fois qu’un vendeur nous a expliqué que c’était moins cher d’acheter un nouvel appareil que de faire réparer un appareil défectueux ? Et si on remonte plus loin encore dans le temps, on voit des mères de famille repriser les chaussettes au lieu de les jeter, de conserver des bouts de ficelle, des cartons, des bougies entamées, des boutons, etc.
La société de consommation a généré un gaspillage des ressources et des comportements aberrants encouragés par les modes, la publicité et aujourd’hui les influenceurs !
Les classes populaires ont-elles eu la sagesse de rester en-dehors de cette gabegie ? C’est sans doute en partie vrai. C’est pourquoi le discours moralisateur des classes aisées ne passe pas. « Vous avez gaspillé tant et plus pendant des années, et maintenant vous venez nous donner des leçons ! ».
Aujourd’hui, dans les classes aisées, certains adoptent des pratiques de sobriété qui ressemblent fort à celles des milieux populaires. Au point qu’on serait en droit d’inverser la perspective : c’est peut-être aux classes les moins aisées à dire aux classes plus aisées comment adopter un mode de vie vraiment écologique !
Il s’agit en fait de valoriser les comportements des milieux populaires, les resituer dans un cadre global et surtout d’en mettre en valeur la finalité, au-delà de l’objectif immédiat qui est perçu aujourd’hui, la baisse de la facture.
L’action de l’association « DPF », dans cette perspective, est essentielle.
Il est important de faire comprendre aux habitants du quartier que les économies qu’ils réalisent en optant pour la maîtrise énergétique sont vitales pour l’avenir, pour l’économie, pour l’Europe, comme l’a très bien expliqué le dirigeant de Primeo Energie.
Il est tout aussi important d’aider les populations de ces quartiers prioritaires, comme les Hautes Noues, à comprendre que leurs efforts les associent pleinement à un vaste mouvement destiné à assurer un avenir à leurs enfants. Une manière de réduire leur isolement et de les intégrer dans un objectif sociétal global qui transcende les classes sociales, les parcours individuels et les origines et qui nous concerne tous, nous humains, qu’on soit d’ici, de là, ou d’ailleurs :fin