Si beaucoup d’experts voient dans les représentations d’animaux des grottes préhistoriques la mise en scène de rituels religieux, sans doute chamaniques, servant à mobiliser les esprits de la chasse, à se mettre bien avec les âmes des animaux convoités [1], c’est que, pendant très longtemps, l’art a été religieux.
En fait, notre distinction entre art et religion est une conception très récente. Nos ancêtres préhistoriques, qui œuvraient, rappelons-le, il y a quarante mille ans, donc avant les premières civilisations connues, et donc aussi avant l’écriture, n’avaient sans doute pas conscience de faire de l’art, ou même de se livrer à un cérémoniel religieux.
C’est nous, humains modernes, qui parlons « d’art pariétal ». Mais comme celle des premiers graffeurs, l’expression de nos artistes préhistoriques n’était sans doute pas considérée comme de l’art, notion qui n’avait aucun sens à cette époque. Nos writers américains des années 60 non plus, ne pensaient pas faire de l’art. Ils obéissaient à une pulsion sur laquelle nous mettons nous des noms mais qui, à l’époque, surgissait des profondeurs d’un inconscient mal à l’aise dans l’émergence d’une société du bétonnage et du rejet.
Les hommes préhistoriques pouvaient donc, eux aussi, ressentir ce même besoin impérieux d’exprimer quelque chose. Mais quoi ? On ne le saura jamais. Sans doute étaient-ils eux-mêmes rejetés par leur communauté. Sans doute vivaient-ils en marge, cachés dans des grottes, traqués comme des animaux par les chasseurs-cueilleurs « installés ».
On considère que, pendant très longtemps, l’art et la religion ont procédé au fond des mêmes mécanismes, joué la même partition, celle de la mise au monde d’une pulsion intérieure dont on ne sait pas trop qui en est vraiment à l’origine. Si, aujourd’hui, l’artiste parlera d’inspiration et le croyant d’illumination, il s’agit bien dans les deux cas de concrétiser dans une pratique un ressenti intérieur qui vous a saisi [2].
Quel que soit leur domaine, tous les créateurs savent bien que leur œuvre leur est venue un peu par inadvertance, parfois en rêve, parfois assis sur un banc, parfois à la fin d’un repas. Le don de l’artiste est souvent perçu comme un don du Ciel, une grâce qui touche l’individu.
On sait que Beethoven, quoique sourd, transcrivait sur les partitions les musiques qu’il entendait dans sa tête. Charles Trenet racontait que ses chansons lui venaient sans une once de difficulté, « comme ça ».
D’où l’idée que la création artistique n’est sans doute pas le fruit d’une aptitude particulière humaine, mais qu’elle est pour une bonne part une œuvre de Dieu. Et beaucoup de peintres, autrefois, se sont employés à traduire dans leurs créations la beauté du monde tel que l’avait conçu le Créateur, le seul, l’unique créateur de toute chose, même des œuvres humaines.
L’art et la religion sont donc, dès l’origine de notre humanité, une « pulsion » qui surgit de l’intérieur et prend forme au dehors.
Mais il faut bien que cette expression spontanée de l’artiste trouve un écho chez celui qui la regarde. Et c’est là le mystère de l’art, et aussi celui de la religion. Dans la religion, ce sont les rituels, les prières, les chants, qui nous parlent. Dans l’art qui nous concerne, ce sont les représentations visuelles qui nous parlent, qui viennent titiller quelque chose en nous. Et, le plus souvent, on assiste à une sorte de boucle de rétroaction. Le créateur, l’officiant, met en scène dans le réel, une inspiration, une illumination, qui lui vient des profondeurs de son être et qui va toucher les profondeurs de celui qui regarde, de celui qui prie. La boucle est bouclée.
Parfois, il arrive que l’artiste ne parvienne pas à « toucher » chez l’autre la zone qui s’est activée en lui. On dit alors qu’il n’a pas trouvé son public. Dans la religion c’est la même chose. Il arrive que le rituel n’entre pas en résonance avec celui qui y assiste. Il n’a pas la foi. Rien en lui n’est touché.
Sans cette rencontre entre l’émetteur et le récepteur, entre celui qui crée et celui qui regarde, écoute, prie, on ne parlerait pas d’art ni de religion. Ce dialogue mystérieux fait de nous des animaux vraiment à part.
Voilà pourquoi les premières formes d’expression artistique — ce qu’on a appelé les « arts premiers » sous Jacques Chirac — avaient un caractère religieux. Et même s’il nous est impossible de savoir la nature de ces religions, le sens qui était donné à ces rituels, la place qu’y occupaient les objets qui sont parvenus jusqu’à nous, il est clair que nos ancêtres mettaient en scène des émotions, des ressentis, qui naissaient en eux et touchaient leurs contemporains.
Plus tard, à l’époque de la Haute Egypte, l’art a été utilisé pour représenter dans la pierre les pharaons et les dieux dont ils étaient les représentants terrestres. De même ensuite en Grèce et dans la Rome antique.
Quand le christianisme commence à se répandre, apparaît une multitude de représentations du Christ et surtout de la Vierge Marie. Mais pas de Dieu car, selon la tradition judaïque, il est interdit de le représenter. Plus tard l’Islam interdit même toute représentation humaine. Les artistes arabes sont bien embarrassés et s’en tirent par une pirouette esthétique, ils reproduisent les versets du Coran en transformant la calligraphie en élément d’une composition artistique. La lettre devient une matière, la pièce d’un puzzle géant, pas toujours évident à déchiffrer, mais la lettre prend alors un caractère hautement spirituel.
En Asie, l’art se plaît à la représentation infinie du bouddha et de quelques déesses. En visitant le musée Guimet à Paris, on se rend compte à quel point, dans le monde asiatique, art et religion sont complètement imbriqués. Et c’est étonnamment encore vrai aujourd’hui. Quand j’ai visité le musée d’Art Contemporain de Bangkok en Thaïlande, il y a quelques années, je l’ai trouvé bien vide, ne présentant que des œuvres occidentales en fait.
Il faudra attendre le XIXe siècle en Occident pour que l’art se détache du religieux, oublie les dieux et les déesses, et représente la nature, la ville ou l’homme ordinaire. De la représentation de la parole — essentiellement religieuse — on est alors passé à la forme pure.
L’art va ainsi perdre son caractère sacré et se banaliser. Devenu profane, il subit une lente descente aux enfers qui atteint son apothéose, si j’ose dire, avec l’art contemporain. Cet art qui ne s’apprécie qu’avec un mode d’emploi de plusieurs pages, pas forcément plus compréhensible d’ailleurs que l’œuvre qu’il est censé expliquer.
On constate alors que notre « boucle de rétroaction » entre le créateur et le regardeur ne fonctionne plus comme autrefois. Et il faut bien reconnaître que le succès récent du graffiti — et du street art dans sa version en galerie — est dû en grande partie au fait que les graffeurs sont allés chercher au fond d’eux des émotions qui trouvent un écho dans le cœur du public.
Alors que l’art avait voulu se séparer complètement du religieux, avec des formes d’expression qui s’adressaient plus au cerveau gauche rationnel qu’au cerveau droit émotionnel, voici que le graffiti nous ramène à une époque où art et religion étaient une même chose, une chose mystérieuse, qui en réalité ne s’appelait ni art ni religion, mais confondait les deux dans un même jaillissement émotionnel.
Peut-on y voir un indice de plus que le graffiti est une religion ?
D’ailleurs, si les graffeurs ne représentent ni des dieux ni des déesses, leurs « persos » sont souvent inspirés par les héros des bandes dessinées : Superman, Spiderman, Batman, etc. avec des évocations nombreuses des forces obscures (crânes, faucheuse, etc.). On décèle quand même dans le graffiti moderne la tentation de représenter des « dieux d’aujourd’hui » et des forces invisibles qui nous dépassent. Nos graffeurs contemporains, comme les créateurs du monde ancien, seraient-ils tentés par cette représentation des dieux intermédiaires ? Chercheraient-ils à nous élever au-dessus du quotidien pour mettre en scène les personnages de la nouvelle mythologie de notre monde sans dieu ?
À l’évidence, il y a chez les graffeurs une grande vénération pour ces super-héros qui ont marqué leur adolescence, car tous ont été nourris dès leur plus jeune âge par la bande dessinée.
Cet attrait pour les demi-dieux, intermédiaires entre les pauvres humains et les forces célestes, donne-t-il un caractère religieux au graffiti ? Le graffiti met rarement en scène la banalité du quotidien. Il tente de sublimer la réalité, de faire rêver, d’élever l’âme du public. J’ai dit que les fresques modernes des graffeurs semblaient les transpositions modernes des vitraux du Moyen Âge, une époque où art et religion ne faisaient qu’un. Ces vitraux aussi mettaient en scène des saints et des légendes. L’art de rue serait-il alors une religion moderne qui s’ignore ?
Face à un art contemporain qui ne transcende plus le réel, le graffiti semble renouer le lien entre art et religion, en allant toucher le public au plus profond de sa sensibilité.