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De quoi le graffiti est-il la religion ?

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L’art pariétal, ancêtre du graffiti moderne ?

Commençons par une anecdote. En 2016, je décide d’aller photographier des graffitis dans une banlieue au nord-ouest de Paris. Un jeune homme pressé voit mon appareil photo et m’aborde :
— Vous photographiez du graffiti ?
— Oui, c’est une passion !
— Alors, suivez-moi !

Et voilà qu’il m’entraîne derrière un petit bosquet et me fait entrer dans une grande cage métallique. Je me dis qu’il va m’estourbir et me voler mon appareil photo. Je pourrais fuir, mais la curiosité est plus forte et je le suis. Nous descendons alors rapidement un escalier métallique qui semble nous mener dans les entrailles de la Terre. J’ai l’impression d’être Alice au Pays des Merveilles et de suivre le lapin dans son terrier ! C’est un moment comme on en vit peu. On finit par arriver tout en bas… dans un garage de trains SNCF ! C’est fascinant. L’endroit est très peu éclairé, juste par des néons de secours. Autant dire, rien. Là où nous sommes commencent (ou finissent) deux voies de chemin de fer sur lesquelles se trouvent des trains immobiles abondamment tagués.

Garage SNCF. © Photo CJ.

Le jeune homme, toujours aussi pressé, me regarde amusé. Mon émerveillement le réjouit. Il a réussi son coup ! Ma surprise est totale. J’apprécie le cadeau qu’il m’a fait. Ce lieu est unique. J’ai bien fait de suivre le lapin !

On échange encore quelques mots puis il s’empare d’une échelle qu’il avait laissée là et disparaît dans le tunnel après m’avoir lancé :
— Salut !

Voilà, le lapin s’enfonce dans son terrier et me laisse au pays des merveilles. Je pénètre à mon tour dans le tunnel. Je n’en crois pas mes yeux. Tous les wagons sont peints. Entre deux néons, je m’éclaire avec la torche de mon téléphone. Quelle magie !

Inévitablement, dans cette galerie immense où chacun de mes pas résonne en mille échos, je ne peux m’empêcher de penser que les graffeurs d’aujourd’hui sont bien les descendants des artistes qui ont peint les magnifiques fresques des grottes préhistoriques. C’est pour moi une évidence. Voyons cela de plus près…

Explorons les grottes…

La première grotte, celle d’Altamira, a été découverte en Espagne en 1875 mais personne n’y a vraiment prêté attention. On l’a d’abord prise pour un faux. Et puis, en 1940, en Dordogne, sur la commune de Montignac-Lascaux, le chien d’un promeneur court après un lapin (décidément !) et entre dans un trou ; son maître, en le suivant, découvre la grotte dite de Lascaux.

C’est une formidable découverte car les peintures murales sont d’une grande qualité et parfaitement conservées. La grotte est datée de -19 000 à -17 000 ans. On pense alors qu’elle signe la naissance de l’art humain.

En 1994, un certain Jean-Marie Chauvet découvre en Ardèche, sur la commune de Vallon-Pont-d’Arc, une grotte qui portera son nom, la grotte Chauvet. À la grande surprise des spécialistes, celle-là est datée de 37 000 à 33 500 ans avant J.-C. Elle est donc beaucoup plus ancienne que Lascaux, ce qui fait remonter la naissance de l’art humain plus tôt qu’on ne le pensait après la découverte de Lascaux ! Le plus étonnant est que la qualité artistique de Chauvet est bien supérieure à celle de Lascaux, pourtant plus récente de 20 000 ans.

Grotte chauvet. Le panneau des chevaux.

Nos ancêtres ne peignaient pas que dans des grottes. Ils peignaient aussi à l’extérieur. On appelle les peintures intérieures, l’art pariétal, et les peintures extérieures, l’art rupestre. À l’époque du Néolithique, entre 5 800 et 2 500 ans avant notre ère, l’art pariétal disparaît et on ne trouve plus que de l’art rupestre. C’est aussi le début de l’agriculture et l’homme semble passer à d’autres formes d’expression artistique, comme les poteries, les figurines, les colliers, les masques, etc.

Dans ces grottes, on a constaté que certaines peintures recouvraient d’autres peintures plus anciennes de milliers d’années. Déjà à l’époque les artistes se « toyaient » !

Que de similitudes avec nos graffeurs modernes !

Grotte Chauvet. Le hibou.

Dans la grotte Chauvet, on a découvert un hibou « gratté » dans la roche (Image 23). Il a la particularité de montrer le dos de l’animal, ses plumes et sa tête de face, signifiant par là que le hibou a cette capacité de tourner sa tête à 180°. Dans le documentaire « 36 000 ans d’art moderne, de Chauvet à Picasso » de Manuelle Blanc, un peintre montre qu’il est possible de réaliser cette figure en quelques traits, à la manière dont les graffeurs dessinent un tag en quelques coups de bombe. Je suis sûr que l’auteur du hibou dessinait ainsi son blaze. Il devait être très connu de ses potes. Je pense même qu’on l’avait surnommé « hibou ». Et il devait dessiner son hibou un peu partout, dans la grotte, dehors... comme nos graffeurs d’aujourd’hui taguent leur blaze dans toutes les rues où ils passent : « Hibou est passé par là ».

Il fallait être fou, provocateur, sûr de soi, audacieux, pour réaliser de telles œuvres dans ces grottes. Toutes ces qualités sont bien celles de nos graffeurs. On dit que le graffiti moderne est né des conditions sociales des jeunes qui habitaient dans les cités de banlieue américaines et qui souffraient d’être mis à l’écart, ignorés, sous-estimés. Mais, après tout, que sait-on des hiérarchies sociales de l’époque préhistorique ? Certains pensent que dans ces années-là — et, après tout, 37 000 ans, ce n’est pas si vieux que cela ! — une hiérarchie sociale existait, des inégalités sociales s’étaient creusées dès le Paléolithique, bien avant l’apparition de l’agriculture au Néolithique. Ces chercheurs voient dans ces œuvres les marqueurs d’une supériorité sociale, mais si on en juge par aujourd’hui, les œuvres magnifiques réalisées dans la rue sont l’œuvre de jeunes d’origine populaire. Alors, je peux imaginer qu’il en était de même à l’époque et que les fresques des grottes ont été réalisées par de jeunes artistes qui, comme ceux d’aujourd’hui, revendiquaient sans doute une existence sociale, une visibilité.

Ce qu’ils faisaient dans les grottes, ils le faisaient aussi peut-être dehors, à la sauvette, de façon risquée, mais préféraient la tranquillité de la grotte pour pousser leur art à la perfection, comme les graffeurs d’aujourd’hui ont appris à travailler très vite dans la rue, avant l’arrivée de la police, et préfèrent peindre et s’exercer tranquillement dans des friches à l’écart du monde.

Comment s’y prenaient-ils ? L’historien Patrick Quénum explique :

« Pas moins de six techniques étaient employées pour graver et peindre au Paléolithique.
- La première consistait à graver une roche, de l’ivoire ou un os par incision à l’aide d’un outil de silex afin de faire apparaître la couleur blanche sous-jacente.
- La seconde visait à créer un fond blanc en raclant la paroi au doigt sur l’argile molle des parois dans certaines grottes, ou à l’aide d’une pierre dure afin de faire ressortir par contraste la reproduction de l’animal par un trait noir appliqué au pinceau.
- La troisième permettait de concevoir un relief en estompant les couleurs.
- La quatrième exigeait de tamponner des motifs sur la paroi de la grotte avec sa main, son doigt ou un pinceau, préalablement enduit de peinture.
- La cinquième demandait à l’artiste de faire usage de sa bouche ou d’un os creux ou encore d’un roseau pour projeter les pigments secs sur la surface rocheuse, en vue de diffuser la poudre le plus régulièrement possible pour tracer des contours, remplir une surface ou faire des « mains négatives ».
- Et la sixième technique consistait en un piquetage d’une surface rocheuse avec une pierre dure. » [1]

On s’est longtemps posé la question de savoir comment les artistes avaient peint dans l’obscurité et on a découvert de la suie sur les murs, ce qui prouve qu’ils s’éclairaient avec des torches en faisant brûler de la graisse. Certains pensent même que les dessins étaient projetés avec ces torches sur les murs à partir de figures en modèle réduit. On explique ainsi la parfaite similitude de certaines figures murales. Les techniques de nos graffeurs qui utilisent un projecteur vidéo pour dessiner les contours de leurs œuvres sur les murs de pignon des immeubles ne sont pas loin !

Mais naturellement, la torche absorbait l’oxygène de la grotte. L’air devait se faire rare. Il est donc probable que nos artistes préhistoriques exécutaient leurs œuvres dans un état second… ce qui est aussi parfois le cas de nos artistes modernes !…

Encore plus étonnant, on a découvert récemment des instruments de musique dans ces grottes. La musique semblait donc jouer un rôle important dans l’acte créatif, comme pour nos graffeurs actuels, qui accompagnent presque toujours leurs prestations de musique diffusée par haut-parleurs, quand ils ne portent pas un casque audio ou des écouteurs.

Et l’importance du son dans la création artistique des grottes va encore plus loin. Iégor Reznikoff, un mathématicien qui s’intéresse à la résonance des lieux, teste tous ceux qu’il visite. Entre 1983 et 1985, il a étudié en Ariège les grottes du Portel, de Fontanet et de Niaux et il a fait cette découverte : « Non seulement les anciens choisissaient les emplacements de leurs peintures en fonction de la résonance acoustique, mais de plus les fréquences guidaient le choix des animaux représentés. »

Des points rouges en certains endroits sont des indicateurs de repérage du maximum de résonance. Mieux encore : les échos repérés font parfois penser aux cris des animaux qu’ils ont représentés !

Le graffiti, un art pariétal moderne ?

Toute ces similitudes entre l’art pariétal préhistorique et le graffiti laissent à penser qu’au fond les œuvres colorées qui ornent les murs de nos villes ne sont que la version moderne des fresques découvertes dans des grottes un peu partout dans le monde.

Un graffeur a d’ailleurs tiré son blaze de l’une de ces grottes et dessine aujourd’hui les animaux adorés de nos ancêtres, c’est LASCO.

Une œuvre murale du graffeur contemporain Lasco. Champigny-sur-Marne. 2019. © Photo CJ.

Même s’il est évident que le graffiti moderne est né dans le contexte social très spécifique de l’architecture urbaine de l’après-guerre, qui nous dit que les auteurs des fresques préhistoriques n’avaient pas au fond les mêmes motivations que les writers américains ?

En fait, personne n’en sait rien. On ignore complètement qui a réalisé ces merveilles et pourquoi. Différentes hypothèses ont été avancées : cérémonie chamanique, marquage de territoire, art pour l’art, rituel magique lié à la chasse, etc. Comme nos ancêtres n’ont pas laissé de mode d’emploi, chacun imagine l’explication qui lui plaît.

Connaissant un peu le monde des graffeurs et leur goût pour les exploits « limite » et les lieux improbables, je pense que ces grottes préhistoriques ont été peintes par des rebelles qui ressemblent fort à nos rebelles actuels ! On a fait des progrès technologiques en quarante mille ans, mais le jeune vandale préhistorique me paraît bien l’ancêtre du jeune vandale du XXIe siècle.

Comme ce sont des témoignages superbes d’une époque très lointaine qui nous interroge sur nos origines, on a tendance à les sacraliser. Mais sans doute fera-t-on de même quand on retrouvera dans quelques siècles les fresques de nos graffeurs dans certaines friches, bien protégées des démolisseurs et des bétonneurs. Je me dis que nos lointains descendants ou des extraterrestres imagineront sans doute que nos artistes se livraient eux aussi à un rituel religieux. Et selon moi, ils n’auront pas tort. Il est exact que les ressemblances sont frappantes…

Le béton reprend ses droits et recouvre les graffitis à Paris 13e. © Photo CJ.


[1Quénum, Patrick. L’Art Préhistorique : L’origine de l’art (French Edition) (p. 24). Édition du Kindle.





Il existe une version sonore de ce texte :

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