Dans ma quête du caractère religieux du graffiti, je dois maintenant m’intéresser aux graffeurs eux-mêmes. Comment vivent-ils leur pratique ? Comment sont-ils perçus par le monde « extérieur ». Car si le graffiti est une religion, alors ceux qui s’y adonnent, la bombe de peinture toujours à portée de main, comme les fidèles d’autrefois avaient toujours un chapelet dans leur poche, appartiennent à une sorte de secte, de confrérie.
Aujourd’hui, le graffiti semble mieux perçu par une partie du public et même fait désormais l’objet de commandes municipales, il reste malgré tout une pratique illégale. Des mairies, des associations, essaient d’encadrer le phénomène, de le rendre plus officiel. Mais, comme on l’a vu, pour une large part il reste assimilé à du vandalisme. La peur de la police reste donc ancrée dans l’esprit des graffeurs.
Les actions contre le graffiti continuent
Tout n’est pas devenu rose pour les graffeurs et beaucoup vivent encore dans l’illégalité et sont persécutés par la police nationale, la police municipale ou la police ferroviaire. Dans un article du 3 mai 2021 intitulé « Des drones anti-graffiti à la SNCF », le site Internet de FranceInfo écrit ceci :
« La SNCF veut tirer un trait sur les graffitis ! C’est simple, elle ne peut plus les voir en peinture... Et pour cause, près de 10 000 tags fleurissent chaque année sur ses rames. Un fléau qui coûte très cher à l’entreprise ferroviaire : près de 20 millions d’euros. Un vrai préjudice pour la société. « Nous ne pouvons pas utiliser certaines rames, car certaines d’entre elles sont taguées sur les pares-brises (…) il y aussi un coût immatériel, c’est le déficit d’images qui est très important pour nos clients » explique Philippe Bru, le directeur régional SNCF Occitanie. À Toulouse, pour protéger les rames des tagueurs, la société ferroviaire s’appuie désormais sur un drone de surveillance. Équipé d’un haut-parleur et d’une caméra infra-rouge, l’appareil est devenu un allié de taille pour les patrouilles de sécurité. « Le côté voir sans être vu et avoir une dimension aérienne nous permet vraiment de pouvoir être plus précis dans le cadre de nos interventions » souligne Mickael Di Cataldo, pilote de drone pour la sureté ferroviaire. Une solution qui semble être efficace. Grâce à ces drones de surveillance, le nombre de tags a baissé de 40 % en quelques mois dans la région Occitanie où ils sont expérimentés. »
En avril 2021, le site Internet du Figaro publie un article intitulé : « #SaccageParis : faut-il arrêter les tagueurs ou soutenir les artistes ? ». On peut y lire ceci :
« Alors que les équipes de propreté se battent quotidiennement contre les tags jonchant les murs parisiens, la position de la ville de Paris, partagée entre promotion du street art et protection des biens publics, fait grincer des dents certains riverains. « Nettoyer c’est bien, mais peut-être faudrait-il prendre le problème à la racine ». Tandis que le mot-dièse #SaccageParis se répand sur les réseaux sociaux pour dénoncer la saleté de la capitale, les tags et graffitis ne sont pas laissés en reste par les internautes excédés. « Signalé à de multiples reprises depuis un an maintenant », lit-on en légende d’une façade d’immeuble ornée de l’inscription IDfix, une signature familière aux équipes de propreté de la ville de Paris. Tout comme DION, DAG, Kebla,... Tant de pseudos désormais bien connus des Parisiens, notamment aux alentours de la petite ceinture et de la promenade urbaine. « Les mêmes noms reviennent sans cesse », abonde Eliott Saguet, directeur régional de la société HTP anti graffitis, entreprise de nettoyage de tags prestataire de la mairie. « Ils sont aisément reconnaissables par le style graphique, quand ils ne signent pas carrément par leurs pseudos ». »
Comme on le voit, les graffeurs continuent d’être pourchassés par les mairies et les entreprises de transport. D’où toutes les précautions qu’ils prennent pour continuer leur activité, laquelle, se nourrit bien sûr de ce jeu de cache-cache qui s’est instauré entre eux et les autorités.
Mets ta capuche !
Du coup, puisqu’il est question de religion dans cet essai, la position des graffeurs me fait beaucoup penser aux premiers chrétiens persécutés par les Romains. Dans les premiers temps du christianisme, en effet, les gens convertis au message du Christ se réunissaient en cachette pour adorer en secret ce dieu nouveau et pour pratiquer une religion nouvelle. On ne savait pas qui ils étaient. On ne savait pas exactement à quels rites ils se livraient. On ne comprenait pas bien en quoi ils croyaient. On les jugeait un peu dangereux, car ils se détournaient du respect des textes juifs de l’époque. Pire, ils ne condamnaient pas les voyous ni les prostituées. De ce fait, ils semblaient menacer l’ordre public et la milice romaine les pourchassait. Ils ne se voyaient que la nuit, en petits groupes par sécurité, et se noyaient dans la foule au matin. Hier, c’était le Christ que ces hommes et ces femmes adoraient en secret. Aujourd’hui, c’est le graffiti que ces hommes et ces femmes adorent en secret.
Certes, nos vandales aujourd’hui ne risquent pas de finir sur un bûcher ou dévorés par des lions, encore moins en camps de concentration, mais les peines de prison et les amendes sont parfois très lourdes. Avant d’être un art ou une religion, le graffiti, c’est de la correctionnelle. « Défense d’afficher. Loi du 29 juillet 1881 ». Les risques encourus sont bien réels, et cela obligent les graffeurs à mettre en œuvre des stratégies dont j’ai parlé au début de cet essai.
Mais je voudrais ici détailler un aspect très important de la pratique du graffiti : le sweat-shirt à capuche ! Cette fameuse capuche que tous les graffeurs portent mérite qu’on s’y attarde un peu !
Le sweat-shirt est d’abord créé pour les sportifs. Son nom signifie en effet « Maillot pour transpirer ». Il vient remplacer les maillots en laine, redoutable pour la transpiration : tous ceux qui ont sué dans un pull en laine en savent quelque chose. Fabriqué en coton, il apparaît chez les basketteurs américains dans les années 20. On ne sait pas trop qui l’a créé, il y a débat là-dessus, mais aucun doute sur la marque qui ajoute une capuche au sweat, c’est la marque Champion en 1934. Le « hoodie » est né ! Une autre marque, Russel Athletic, lui fait franchir une autre étape décisive en mélangeant le coton (blanc) à du polyester (noir) pour plus de résistance. Il acquiert alors sa célèbre couleur gris chiné.
Il entre dans la légende en 1976 avec le film « Rocky ». Le boxeur joué par Sylvester Stallone s’entraîne avec un « hoodie ».
S’il est porté au début par les sportifs et ouvriers new-yorkais, il devient très vite le vêtement préféré des gangs. Son succès se confirme quand il devient dans les années 80 l’élément de style des rappeurs, des B-Boys et des graffeurs.
Les adolescents du monde entier vont ensuite en faire leur vêtement préféré. Une amie, dans les années 80, s’étonnait de l’engouement de son fils de quatorze ans pour ce qu’elle appelait « un vêtement d’éboueur new-yorkais ». Elle n’avait pas senti que pour un adolescent « se mettre dans sa bulle », c’était le bonheur ! Il semble qu’il confère aussi une sorte de pouvoir surnaturel, car la capuche du sweat-shirt n’est pas sans rappeler celle de la Faucheuse…
Mais la capuche n’a pas été inventée pour les basketteurs ! Elle est bien plus ancienne. Elle a d’ailleurs donné son nom à une confrérie de religieux établie en 1525, les frères mineurs capucins.
On les appelait ainsi car ils portaient un habit en bure avec une capuche comme Saint François d’Assise, dont ils suivaient les règles, notamment celle de vivre dans une pauvreté absolue.
Voilà bien un signe que nos graffeurs, au fond d’eux-mêmes, ont le sentiment de faire partie d’une confrérie, la confrérie de la bombe, une sorte d’ordre quasi religieux, soumis à des règles comme nos capucins, et vivant dans la société, mais en marge [1].
La capuche est utilisée par les graffeurs pour dissimuler leur visage à la police, mais c’est une manière de garantir leur anonymat, paradoxe de la vie de graffeur ! Elle permet sans doute aussi d’entretenir un certain mystère autour de cette activité si déroutante pour le grand public.
Elle a aussi un autre rôle. Les graffeurs officient souvent en se mettant un casque sur les oreilles, comme on l’a dit, et ils rabattent leur capuche. Ils sont alors dans leur monde. La capuche joue le rôle de « concentrateur de pensée », d’« isolant du monde ».
Ainsi, les graffeurs apparaissent comme des moines modernes ayant troqué la robe en bure pour le sweat-shirt gris chiné à capuche, et se livrant à un étrange rituel, en évitant de tomber nez à nez avec la police… Tout cela me rappelle quand même — toutes proportions gardées, bien sûr — les persécutions dont ont été victimes certains adeptes de religion par le passé.
Mais une question m’interpelle : pourquoi une telle haine ? Pourquoi cette désapprobation d’une partie du public ? Qu’est-ce que le graffiti dérange ? Est-ce seulement la dégradation des espaces qui nourrit cette gêne ou est-ce, plus profondément, le message dont il est porteur qui met mal à l’aise les pouvoirs publics et la population ? Est-ce seulement l’argent dépensé par les entreprises de transport ou les municipalités pour effacer les graffitis qui crée cette réaction négative ? La violation de la loi du 29 juillet 1881 est-elle une si grave atteinte à l’ordre établi ?
Et si le graffiti disait quelque chose qu’on n’a pas envie d’entendre ? Comme si le désordre que crée la multiplication des lettrages sauvages chamboulait un ordre du monde apparent que certains s’emploient à préserver pour cacher le chaos profond généré par notre civilisation. Les institutions voudraient nous maintenir dans l’illusion d’un monde bien organisé, bien maîtrisé et bien lisse, et les graffeurs viendraient révéler la vraie nature de ce monde, eux qui sont bien placés pour en mesurer toute l’injustice et toute la laideur. Ils joueraient le rôle de loupe des errements de notre société et étaleraient sur nos murs une vérité que certains ne veulent pas voir. Le graffiti fonctionnerait comme ces rêves qui disent crument ce que nous sommes, ce que nous désirons, ce que nous pensons, alors qu’en conscience nous tentons de faire bonne figure !
D’où la volonté des autorités d’endiguer ce surgissement dérangeant… par la répression du « vandale » et par la domestication « du street art ». En autorisant certaines formes, on espère bien faire disparaître les plus dérangeantes.
La marque pour se démarquer
Mais revenons à l’histoire du sweat-shirt. Le fabricant Champion ne se contente pas d’ajouter une capuche aux sweats, il innove aussi en créant une nouvelle mode. Il fait apparaître son fameux « C » sur les manches des sweat-shirts, par flocage.
Jusqu’alors, les mentions de marques sur les survêtements avaient été assez discrètes, souvent cantonnées dans une étiquette à l’intérieur du vêtement, invisibles donc.
Les autres fabricants vont bientôt suivre cette mode. Il faut dire qu’avec la mondialisation, il est difficile de juger soi-même de la qualité d’un vêtement, on se réfère donc à la marque. La marque devient un gage de qualité. Une assurance. Les marques l’ont bien compris et alors qu’elles étaient autrefois discrètes, elles sont maintenant bien visibles sur les vêtements, les baskets, les sacs, etc.
La marque sur le vêtement qu’on porte est un moyen de nous différencier socialement des autres. Grâce à elle, on affiche son appartenance à un milieu, à une catégorie d’âge, à un état d’esprit. Elle participe à un besoin de distinction sociale. Elle permet au premier coup d’œil de montrer qui on est.
T’as tout d’un tatoué
Mais il semble que cette marque que l’on affiche sur nos vêtements ne suffise plus aujourd’hui à la jeunesse pour se distinguer des autres, dans un monde qui, c’est vrai, à tendance à uniformiser nos comportements, nos environnements, nos consommations. Aujourd’hui, la marque ne joue plus vraiment ce rôle car nous portons tous un peu les mêmes choses, quel que soit notre âge ou notre milieu social.
Alors se répand une nouvelle pratique, celle du tatouage. C’est maintenant sur son propre corps que l’on va « imposer sa marque », se démarquer. Avec le tatouage, non seulement on s’approprie son corps mais on en fait un objet unique. Dans son livre « L’archipel français », Jérôme Fourquet écrit ceci : « Le tatouage n’est pas encore une norme, mais c’est devenu une démarche banale dans la jeunesse alors qu’elle demeure incongrue (voire taboue) dans les générations les plus âgées. (…) Le tatouage peut être analysé comme l’une des illustrations les plus symptomatiques d’un phénomène majeur de nos sociétés contemporaines : le narcissisme de masse. La promotion de soi deviendrait un leitmotiv absolu et répondrait au besoin de distinction sans limite, le corps se prêtant particulièrement bien à la modification en vertu de cette quête. [2] »
Il est de fait que presque tous les graffeurs sont eux-mêmes tatoués. Sans doute plus que la moyenne des jeunes Français. Et d’ailleurs certains graffeurs, comme Yakes, sont aussi tatoueurs.
Y aurait-il une parenté entre cette « griffure » du corps qu’est le tatouage et la « griffure » du mur qu’est le graffiti ? Je le pense.
Le lettrage résiste !
Malgré l’invasion des « persos » gigantesques sur les murs de pignon, le lettrage reste encore bien présent et très utilisé, notamment — et ce n’est pas une surprise — dans la pratique vandale.
Si les gangs utilisaient le tag pour définir leur emprise locale, nul doute que les adolescents qui les ont imités ensuite pour inscrire leur nom sur les murs au-delà des frontières de leur environnement immédiat étaient portés par un mouvement profond de la société, ce « narcissisme de masse » dont parle Jérôme Fourquet. Le graffiti s’est inscrit dans une démarche d’affichage de soi, qui a remplacé peu à peu le « Ici c’est chez moi » initial par le « Parce que je le vaux bien » d’une marque de cosmétique connue.
Dans un environnement tellement standardisé, chacun tente de réclamer son originalité. On le fait en portant des marques, en se tatouant le corps, ou en graffant son nom sur les murs des villes. Dans tous les cas, le collectif semble s’effacer devant une glorification de soi. C’est désormais le Soi qui est l’Être Suprême.
Serais-je arrivé au bout de mon enquête ? Le caractère religieux de la pratique du graffiti me semble acquis : rituel, tenues, comportement, contenu, intention, tout concourt à faire du graffiti une religion moderne, urbaine et transgressive.
Il est alors facile de répondre à la question de départ : « De quoi le graffiti est-il la religion ? ». La réponse qui vient naturellement à l’esprit est celle-ci : le graffiti est la religion de l’égo. Par sa philosophie, par ses pratiques, le graffiti serait une religion d’aujourd’hui qui, contrairement à celles qui l’ont précédée, ne cherche pas à unir les individus — religion veut dire « relier » — mais au contraire à imprimer sur les murs des marques distinctives, conçues comme autant de tatouages de soi sur la ville.
Il est vrai que l’homme de ce début du XXIe siècle se sent bien seul, avec le sentiment d’avoir été abandonné par Dieu. Plus la science a évolué plus nous avons découvert que notre planète n’était qu’un grain de sable dans un univers immense, lui-même sans doute une infime partie d’un gigantesque multivers ! Difficile dans ces conditions de nous considérer comme l’enfant chéri de Dieu. Nos ancêtres se sentaient sans doute plus proches des divinités suprêmes que nous.
De ce fait, par un mouvement naturel, l’homme moderne a tendance à considérer que le centre du monde, c’est lui, c’est son nombril. La transcendance que les religions traditionnelles allaient chercher dans le ciel il la trouve désormais en lui. Il est le début et la fin de toute chose. Le graffiti est bien une religion, et c’est celle de l’égo. Je pense aux paroles de la chanson de Charles Aznavour « Je m’voyais déjà » : « En dix fois plus gros que n’importe qui, mon nom s’étalait ».
L’énigme semble résolue. Mais je ne suis pas sûr d’avoir vraiment touché au but. Le graffiti ne serait qu’une histoire de nombril ? Qu’une mise en scène égotique de soi ? Qu’un « Moi Moi Moi » peint sur tous les murs ?
Sans doute est-il cela. Mais n’est-il que cela ? J’ai l’impression de ne pas être arrivé au bout de mon enquête…