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La Partition de Morgenstein

Chapitre 15

Aujourd’hui, Monsieur Néry-Malène, je me rends compte à quel point j’étais naïf de croire qu’il suffisait d’être le fils d’un musicien pour se réveiller un beau matin musicien soi-même, comme touché par une grâce héréditaire, et composer, au cours d’une nuit un peu troublée, une mélodie aux harmonies subtiles et nouvelles. Mais depuis que la fortune m’avait saisi par hasard, j’étais prêt à croire à tous les miracles. Je ne cherchais pas à m’interroger davantage. Il me paraissait que l’atmosphère si particulière du château était pour quelque chose dans l’incroyable révélation de mes dons pour la musique. Tout ceci n’était en fait que le fruit de mon ignorance.

À partir de ce jour, mes pensées devinrent plus agitées. Je ne crois pas avoir deviné immédiatement que je pouvais devenir un jour compositeur même si, dans les jours qui suivirent, le requiem entendu en rêve commença à obséder mon esprit. En fait, il n’avait cessé de me préoccuper depuis la première nuit où je l’avais entendu. Chaque soir, en m’endormant, j’avais espéré le retrouver dans mes songes ; et chaque matin, en me réveillant, j’avais espéré me souvenir de sa mélodie. Désormais, je me mis à y penser différemment. D’abord, je devins plus serein. J’acquis peu à peu la certitude que le requiem ne pouvait plus m’échapper. Je savais que j’avais rendez-vous avec lui chaque nuit, que rien n’empêcherait jamais le rêve de se reproduire. Le requiem, j’en étais à présent convaincu, n’était pas un délire onirique, un leurre à répétition qui n’aurait eu d’existence que dans un imaginaire inaccessible à ma conscience. En fait, il était en moi, comme une œuvre en gestation, à laquelle mon esprit travaillait, en secret. Si j’étais encore incapable de m’en souvenir au réveil, c’était simplement parce qu’il n’était pas encore achevé.

Ensuite, je devins musicien. En m’asseyant au piano, quelques jours plus tard, je me rendis compte que ce que j’avais pris pour un miracle, pour une hallucination, correspondait en fait à une métamorphose de ma personnalité. De nouveau, mes mains prirent possession du clavier avec une assurance déconcertante et en tirèrent d’agréables mélodies. Je ne sais quelle grâce divine m’avait permis de sauter les étapes. J’étais devenu pianiste sans les exercices longs et fastidieux auxquels tout musicien doit s’astreindre s’il veut maîtriser son instrument. D’emblée, le piano m’avait obéi. Je parvins même, sans aucune difficulté, à déchiffrer, grâce aux livres de la bibliothèque, certaines partitions conservées au château.

J’insiste sur ce point : aucun de ces événements extraordinaires n’ébranla ma raison. Je les aurais sans doute perçus différemment si j’avais eu une meilleure connaissance des choses de la musique. Mais, n’ayant qu’une idée très vague des obstacles à franchir pour devenir musicien, je trouvai somme toute naturel, presque inévitable, de posséder un certain talent musical. Et j’en tirai plus de plaisir que de fierté. En jouant ces partitions, j’éprouvais la joie secrète d’être à la fois l’exécuteur servile et appliqué d’une œuvre et, en même temps, le créateur — le re-créateur, devrais-je dire — de cette œuvre. Les notes que je jouais ne m’appartenaient pas ; d’autres que moi les avaient organisées sur la portée musicale, et pourtant j’avais le sentiment que j’étais le premier à leur donner vie. Parce que la musique prenait vie grâce à moi, j’étais prêt à croire qu’elle n’avait pas existé avant que je ne l’aie jouée. J’étais en fait le véritable créateur d’une œuvre composée par un autre. Et cette conscience me remplissait de bonheur.

Comprenez-moi, Monsieur Nery-Malène, si je m’attarde ainsi sur les sentiments qui m’agitèrent à l’époque c’est pour vous montrer que, face à la musique, que ce soit le requiem ou les mélodies que je jouais au piano, j’ai toujours eu la conscience simultanée que l’œuvre m’appartenait et qu’en même temps elle appartenait à quelqu’un d’autre. Toujours, je l’ai perçue comme ancrée au plus profond de moi-même, solidaire de mes entrailles, liée à chaque fibre de mon être et, en même temps, extérieure à moi, distante, offerte par je ne savais qui. Dans un même mouvement, ma conscience m’attribuait la paternité d’une étude de Chopin et tout aussi naturellement, elle attribuait celle du requiem à un autre que moi.

Un matin, Bastien entra précipitamment dans le bureau. Il était excité, essoufflé aussi. Il bredouilla une phrase incompréhensible puis devinant que ses efforts pour m’expliquer clairement la situation seraient vains, il me dit :
— Venez voir ! Vite !

Son trouble était tel que je me levai immédiatement, sans chercher à comprendre. Depuis quelques jours déjà il avait entrepris de débroussailler les abords du bois. Sans doute avait-il fait une découverte extraordinaire.
En effet, il m’entraîna dans le bois, répétant sans cesse : « C’est incroyable ! C’est incroyable ! ». Nous courûmes sur une centaine de mètres et bientôt je découvris l’objet de sa frayeur. La chose en elle-même n’avait rien de stupéfiant. Mais sa présence dans ce bois était insolite. Il s’agissait d’un petit pavillon de bois construit autour d’un chêne au tronc épais. Deux de ses branches les plus basses servaient d’appui au toit. La bâtisse elle-même était constituée de huit panneaux sur lesquels s’entrecroisaient des lattes de bois dont la peinture verte s’était effacée par endroits.

C’était, je suppose, dans cet endroit ravissant que Morgenstein venait chercher un peu de fraîcheur les jours où la chaleur devenait insupportable. Il devait s’asseoir sur l’une des chaises en osier tressé qui s’y trouvaient encore, plus de vingt-cinq ans après. Et sur la petite table, en osier elle aussi, il devait écrire les partitions des airs qui lui trottaient dans la tête.

C’est ce jour-là, je crois, en découvrant la tonnelle, que j’ai cessé de voir dans mon père un simple pianiste. Je ne saurais dire pourquoi il m’a semblé qu’il devait être également compositeur. Pourtant, aucune des personnes qui l’avaient connu et que j’avais interrogées ne m’avait jamais rien dit de tel. On m’avait toujours parlé de ses dons de pianiste, jamais de ses dons de compositeur. Jamais on n’avait évoqué devant moi une de ses œuvres. Et nulle part, ni dans le bureau ni dans le placard du salon où il rangeait ses partitions, je n’avais trouvé la moindre trace d’une de ses compositions. Mais sans doute les avait-il emportées avec lui.

Je restai un long moment silencieux, le regard figé sur ces meubles en osier, l’esprit projeté vingt-cinq ans en arrière. Puis, soudain, il m’apparut que la trouvaille de Bastien ne justifiait en rien son excitation.

— Eh bien, lui dis-je en sortant de ma rêverie, ce n’est qu’un pavillon d’été. Qu’a-t-il d’extraordinaire ?
— Oh rien, Monsieur ! me répondit-il. Mais vous n’avez encore rien vu. Suivez-moi.

Il avait en partie retrouvé son calme, mais l’angoisse restait visible sur son visage. Il sortit du pavillon d’été et me conduisit à quelques pas de là, dans un endroit de la forêt où les arbres étaient si serrés les uns contre les autres que leur feuillage se mélangeait et empêchait la lumière du soleil, pourtant violente ce matin-là, de se frayer un passage entre les branches et les feuilles.

Bastien s’arrêta soudain de courir.

— Voilà, me dit-il, nous y sommes.
— Alors, qu’y a-t-il ? Je ne vois rien.
— Regardez, par terre... Ces dalles...

En effet, malgré la pénombre, j’aperçus sur le sol trois dalles de pierre disposées les unes à côté des autres. Elles étaient plates et de forme très régulière. La blancheur de la pierre avait attiré l’attention de Bastien. Croyant avoir découvert un trésor, il avait retiré la mousse qui les recouvrait en partie et avait fait glisser l’une d’elles. Et il avait pris peur.

— C’est une tombe ! me dit-il d’une voix tremblante. Comme je ne voyais rien, j’ai plongé ma main dans le trou pour savoir ce qu’il y avait dedans et j’ai touché une forme longue et dure. J’ai compris que c’était un os. L’os d’une jambe.
— Il y a un squelette là-dessous ! Va me chercher une lanterne ! Je veux le voir.
— Vous n’y pensez pas ! Ce n’est pas permis. J’ai ouvert une tombe. Il faut la refermer.
— Ne discute pas. Va me chercher une lanterne !

Bastien hésita un instant. Je renouvelai mon ordre, avec fermeté. Il m’obéit enfin et courut vers le château. Il revint au bout de quelques minutes, une lanterne à la main. Pendant son absence, j’avais retiré les trois dalles qui recouvraient la tombe. Je pris la lanterne et la plongeai dans le trou béant et noir qui s’ouvrait à mes pieds. Bastien se tenait debout derrière moi, sans doute pour pouvoir plus facilement s’enfuir si quelque esprit mauvais surgissait des entrailles de la tombe. Pourtant, je sentis qu’il ne quittait pas des yeux le faisceau lumineux de la lanterne.

Le trou était profond d’un mètre environ. À même la terre gisait un cadavre que les animaux souterrains avaient rongé jusqu’à l’os. Bastien recula d’un pas en voyant le crâne décharné de ce mort inattendu. Je fus pris moi-même de dégoût et retirai vivement la lanterne.

Mes maigres connaissances en anatomie me permirent de déterminer que ce squelette était celui d’un homme. La forme du bassin et la largeur des épaules l’attestaient. C’était aussi un homme jeune, le parfait état de sa dentition le prouvait. Immédiatement, j’eus l’intuition que cet homme jeune qui n’avait pas trouvé sépulture dans le cimetière du village était mon père, André Morgenstein. À peine cette pensée effleura-t-elle mon esprit que je fus pris d’un malaise. Comme si j’avais été mis en présence de mon propre cadavre.

— Bastien, dis-je en retrouvant mes esprits, votre père vous a-t-il parlé de l’ancien propriétaire du château, celui qui l’occupait avant l’arrivée de mon père ?
— Bien sûr, il m’en a parlé. Le château a été mis en vente à sa mort.
— Vous a-t-il dit où il a été enterré ?

Il marqua une hésitation avant de me répondre, comme s’il avait deviné, lui aussi, l’identité de ce cadavre.

— Il est enterré avec les autres membres de sa famille dans le cimetière de Caraman.

Puis, précédant ma pensée, il ajouta aussitôt :
— Vous ne pensez tout de même pas que c’est le corps de votre père !
— Je ne crois rien. J’essaie de comprendre. Cette tombe est récente. Celui pour qui elle a été creusée a nécessairement vécu au château. Et si ce n’est pas l’ancien propriétaire, c’est donc mon père.
— Mais votre père est mort il y a un an en Uruguay. Il s’agit peut-être d’un domestique.
— Et pourquoi aurait-on enterré un domestique dans le parc du château ?

Bastien ne trouva pas de réponse à ma question. Une seule hypothèse s’imposait à mon esprit : André Morgenstein gisait dans cette tombe improvisée. Mais ce n’était qu’une hypothèse. Je ne disposais d’aucune preuve pour convaincre Bastien de sa véracité. Mais, à bien y réfléchir, je ne disposais pas non plus de preuves de la mort de mon père à Montevideo. J’attendais toujours les documents que le notaire devait m’envoyer. Les actes que Bontrand m’avait fait signer pouvaient bien être des faux. Trop heureux d’hériter d’une fortune considérable, je n’avais pas songé à vérifier leur authenticité. Je m’étais fié à la parole d’un homme qui semblait me vouloir du bien. Et cet homme ne m’avait pas trompé : j’avais bien reçu l’héritage de mon père.

— Vous pensez donc, me demanda Bastien, que Bontrand vous a menti ?
— Je n’aime pas accuser sans preuve. Je voudrais comprendre. Si mon père n’est pas mort à Montevideo, pourquoi Bontrand me l’a-t-il caché ? Pourquoi a-t-il inventé ce prétendu départ précipité ? Je crois deviner la vérité. En fait, mon père n’a pas quitté le château. Il est mort ici et Bontrand l’a enterré dans le parc.
— Il avait sans doute une bonne raison pour laisser croire à tout le monde que votre père était reparti en Uruguay.
— Oui, mais laquelle ?
— Je n’en vois qu’une.

Bastien n’eut pas le courage d’en dire davantage. Sans doute craignit-il de laisser parler sa haine pour Bontrand. Mais il était clair pour lui que si Bontrand avait dissimulé la mort de mon père, c’était parce qu’il en était responsable. Et malgré toute ma sympathie pour le vieil homme qui avait servi mon père, je n’étais pas loin de penser comme lui. J’imaginais aisément comment les choses avaient pu se passer. Pour une raison ou pour une autre, Bontrand avait tué André Morgenstein. Son forfait accompli il avait enterré le corps dans le parc du château. Puis il avait annoncé aux Germier que son maître avait décidé précipitamment de retourner vivre à Montevideo. La mort de sa mère rendait ce départ tout à fait plausible. Ensuite, Bontrand avait expédié chez lui à Paris tous les effets personnels de son maître. Enfin, il avait quitté le château et s’était réinstallé dans son appartement du boulevard Richard-Lenoir.

Je comprenais enfin pourquoi il n’avait jamais reçu de nouvelles de mon père et pourquoi j’attendais toujours les documents que devait m’envoyer le notaire, pourquoi le château n’avait jamais été vendu, pourquoi mon père n’avait jamais cherché à me retrouver...

Bien des aspects mystérieux de mon aventure trouvaient soudain une explication. Mais cette explication faisait de Bontrand un meurtrier et j’avais bien du mal à l’accepter.

— Je veux bien imaginer, dis-je à Bastien, que mon père a été tué par son domestique, mais pourquoi Bontrand est-il venu me trouver pour me faire don du château et de toute la fortune de mon père ? Pourquoi a-t-il autant insisté pour que je vienne m’installer ici ? En agissant ainsi, il a pris un gros risque. Il aurait pu garder son secret jusqu’à sa mort. Mieux encore, il aurait pu disparaître avec la fortune de mon père. Personne ne l’aurait jamais soupçonné de meurtre. Je ne comprends pas ce qui l’a poussé à retrouver ma trace.

Bastien ne répondit rien. Pouvais-je me douter à l’époque qu’il connaissait la réponse à ces questions ?

La découverte de la tombe de mon père me plongea dans une profonde inquiétude. Je ne cessais de m’interroger sur les raisons qui avaient poussé Bontrand à m’attirer au château. Je décidai donc de retourner à Paris pour le questionner. Mais comme je m’y attendais un peu, il avait quitté son appartement du boulevard Richard-Lenoir sans laisser d’adresse. Pourtant, mon voyage ne fut pas tout à fait inutile. En disparaissant, Bontrand avait avoué sa culpabilité. Mais je demeurais troublé par l’ambiguïté de son attitude. On eût dit qu’il avait tout mis en œuvre pour que je découvre la vérité.

De retour au château, je me persuadai qu’il avait agi à mon égard pour se libérer du remords qui l’avait poursuivi pendant près de vingt-cinq ans. En retrouvant le fils de sa victime, en lui restituant tous ses biens, il avait sans doute cherché à racheter sa faute. J’étais disposé à lui trouver toutes sortes de circonstances atténuantes. Je ne pouvais haïr cet homme qui m’avait sauvé de la misère. Sans lui, sans son intervention providentielle, qui sait ce que je serais devenu ! J’étais convaincu que, s’il avait tué mon père, c’était par accident ou sous l’empire d’une force incontrôlable. Je ne parvenais pas à l’imaginer préméditant froidement son crime. Tout me portait à croire au contraire que la mort de mon père l’avait désemparé et qu’il avait dû monter à la hâte la version d’un départ précipité.

*
* *

Malgré ces événements troublants, ma vie au château retrouva un cours normal. Je pris peu à peu conscience que d’autres événements, tout aussi extraordinaires, allaient nécessairement se produire encore pour m’amener au rendez-vous que m’avait fixé le destin. J’étais donc prêt à tout. Le destin, qui m’avait jusqu’à présent laissé libre de mener ma vie à
ma guise, s’était soudain souvenu de mon existence et avait décidé de s’occuper de moi. Et il mettait les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu...

Un soir, j’étais au piano jouant l’air que j’avais composé quelques semaines auparavant. Je vis la porte du salon s’ouvrir lentement. Bastien apparut dans l’encadrement. Sa présence ne me troubla pas. Je continuai à jouer. Il resta sur le seuil un long moment. C’était la première fois qu’il m’entendait jouer. Jusqu’alors, j’avais attendu qu’il fût couché pour me mettre au piano. Un peu par crainte qu’il ne jugeât mes balbutiements ridicules (je n’étais pas si sûr de mon talent...), un peu aussi parce que l’agitation de la journée m’empêchait de me concentrer. D’un mouvement de la tête, je lui fis signe d’entrer. Il s’avança vers le piano et s’y accouda. J’étais assez fier de lui montrer ma maîtrise de cet instrument redoutable.

Et j’avais hâte de terminer le morceau pour lui révéler que j’en étais l’auteur. Je fus surpris par la gravité de son visage. Il paraissait très ému. Était-ce seulement l’effet de la musique ?

Bientôt, je m’arrêtai de jouer et lui dit :
— Qu’en pensez-vous ?
— C’est très beau, me répondit-il en se redressant. J’ignorais que vous saviez jouer du piano.
— Il y a quelques semaines, je l’ignorais aussi ! Et je n’en suis pas encore revenu. Le plus extraordinaire est que cette mélodie que vous avez entendue, c’est moi qui l’ai composée.
— Vous ?
— Moi.

La surprise de Bastien me flatta. Je laissai mon amour-propre savourer ce délicieux moment puis je lui dis :
— Je m’étonne que la musique ne m’ait pas attiré plus tôt. Ah ! Que de temps perdu ! Mais, après tout, je ne peux pas m’en vouloir, je suis né dans un milieu où les pianos sont rares. Je vais me rattraper.
— Ainsi, c’est vous qui avez composé cet air ?
— Oui, lui répondis-je sans me vexer. C’est moi. Du moins, je le crois. En fait, pour être tout à fait honnête avec vous, je me demande si je ne l’ai pas entendu quelque part.
— Quelque part ?

Bastien s’approcha de moi. L’expression de son visage devint plus grave.

— Oui, dans un concert ou je ne sais où. Je ne veux pas faire preuve de fausse modestie, mais je me demande comment l’idée d’une aussi belle mélodie a pu me venir.

Le visage de Bastien se détendit, son corps se remit à s’animer.

— Vous vouliez me dire quelque chose ? lui demandai-je.
— Non. Je n’arrivais pas à dormir. Je suis sorti me promener dans le parc et j’ai entendu la musique.
— Elle vous plaît donc ?
— J’aime beaucoup cette musique.

Puis, il s’excusa de m’avoir dérangé et quitta le salon.

Cette nuit-là, le rêve du requiem prit un tour nouveau. L’enfant de chœur qui venait chaque fois me chercher au pied de l’escalier m’apparut sous les traits de Bastien. Sa présence ne me surprit pas.

— Je suis heureux de vous trouver ici, lui dis-je en le suivant vers l’escalier secret. Je me demandais comment une église comme celle-ci avait pu être construite sans bûcheron.
— Mais l’église est en pierre, pas en bois !
— D’accord, mais pour tailler la pierre, il faut bien des scies.
— Vous avez raison, mais aujourd’hui, vous n’êtes pas chef d’orchestre, vous êtes spectateur. Venez, je vous ai réservé la meilleure loge. Je l’ai aménagée moi-même pour vous. Vous verrez, les chaises sont beaucoup plus confortables.

Nous passâmes à côté de l’escalier secret et Bastien me conduisit à travers la foule vers l’entrée monumentale de l’église. Comme par miracle, on s’effaça devant moi pour me laisser passer. La bousculade s’interrompit et l’on me salua respectueusement. Je me demandai comment tous ces gens pouvaient savoir que je connaissais Bastien.

J’arrivai sans peine dans la loge préparée par lui.

— Je vous accorde qu’on est mieux assis, lui dis-je. Vous avez fait du très bon travail. J’accepte de vous engager.
— Hélas ! Monsieur ! Je ne suis pas libre, me répondit-il en s’inclinant. J’appartiens à la musique et mon contrat n’est pas encore arrivé à terme.
— Tant pis. Mais je vous en supplie, ne ronflez pas pendant le concert, c’est très désagréable.
— N’ayez crainte. J’écoute toujours le requiem sous l’escalier de la galerie. Vous ne m’entendrez pas.

Il sortit de la loge et aussitôt, l’immense rideau rouge s’éleva vers le ciel. Sous un vacarme d’applaudissements et de bravos, le chef d’orchestre fit son entrée en scène. C’était un homme grand et svelte, de forte stature. Ses cheveux étaient blancs, mais encore abondants. Son visage exprimait une profonde concentration.

Il salua le public et se tourna vers l’orchestre. Il attendit que le silence se fît dans l’église puis abaissa sa baguette.

Dès les premières mesures, je me rendis compte que le premier air était celui que je jouais au piano. Je reconnus parfaitement la mélodie et je m’en fis la remarque tandis que le rêve continuait.

Quand le requiem fut terminé, le public se leva dans un seul mouvement et applaudit de toutes ses forces. Le chef d’orchestre s’inclina longuement puis, comme les applaudissements ne faiblissaient pas, il se redressa et se tourna vers moi. Son regard me troubla. Il avança jusqu’au bord de la scène, tendit son bras dans la direction de ma loge et m’applaudit. Tous les regards se tournèrent alors vers moi. Les applaudissements redoublèrent de ferveur. Je n’osai croire qu’ils m’étaient adressés. Je me penchai pour vérifier qu’ils n’étaient pas destinés à quelqu’un d’autre. Mais non, les spectateurs qui se trouvaient dans les loges voisines de la mienne m’applaudissaient aussi. Je ne savais quelle attitude adopter. Je ne parvenais pas à comprendre ce qui me valait ces honneurs excessifs. Mais, soudain, une clameur monta de la foule. Et bientôt je l’entendis scander en frappant dans ses mains : « L’auteur ! L’auteur ! ».

— Alors, me dit une voix derrière moi, tu ne vois pas qu’ils te réclament ?
— Je me retournais. Dans la loge était entré un homme jeune qui me ressemblait et en qui je voulus reconnaître André Morgenstein. J’eus un mouvement de recul. Il s’approcha de moi et me dit :
— C’est toi l’auteur de ce requiem, non ?
— Je n’en sais rien.
— Mais si. Tiens, voici d’ailleurs la partition. Tu reconnaîtras ton écriture.

Il me tendit une liasse épaisse de papier à musique. J’y jetai un coup d’œil rapide.

— Maintenant, me dit-il, salue le public. Ne le fais pas attendre.

Je me retournai et m’inclinai. Les immenses vitraux de l’église tremblèrent sous les applaudissements. L’ovation du public en délire dura plusieurs minutes. J’étais heureux, comblé. Mais, en me retournant, je m’aperçus que l’homme avait disparu. Je décidai alors de lancer la partition vers la voûte de l’église. Les centaines de feuillets retombèrent lentement vers le public, qui se les arracha.





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