Accueil > Romans > La Partition de Morgenstein > Chapitre 8

La Partition de Morgenstein

Chapitre 8

La réception que les Guernove organisèrent dans leur hôtel particulier du faubourg du Temple pour célébrer mes fiançailles avec leur fille Lucie fut, comme il se devait, très mondaine et très brillante. Le petit monde des banquiers et de leurs clients et amis y fit la démonstration de sa richesse et, accessoirement, de sa sympathie pour moi. Le seul mérite que toute l’assemblée sembla me reconnaître fut mon ambition. Ma présence dans les murs des Guernove, aux côtés de Lucie et dans la position de fiancé officiel, apportait à tous la preuve que j’avais su m’extraire de ma condition et me hisser au niveau des plus grands, de ceux qui façonnaient le progrès à leur profit et au mépris des autres. Et madame de Guernove se plut à répéter de groupe en groupe que j’étais entré dans la banque de son mari comme simple commis et que j’en sortirais certainement directeur si, d’ici là, l’ordre des choses n’était pas remis en cause — ce que personne, ce soir-là, ne voulait envisager. Et l’on me regarda avec curiosité, comme un animal étrange domestiqué après sa capture en pleine jungle. La jungle, c’était naturellement Belleville où mes riches convives ne se rendaient — lorsqu’ils s’y rendaient — qu’en explorateurs pour voir à quoi ressemblait le peuple qu’ils exploitaient et qu’ils avaient peu à peu chassé de Paris. Le plus cocasse (si, du moins, on trouve décent d’aborder avec humour certaines circonstances) est que parmi les bourgeois réunis par les Guernove certains n’avaient connu dans leur enfance d’autres lieux que des garnis, des arrière-boutiques ou des ateliers. Mais lorsque l’on est sorti du rang, on s’étonne toujours que d’autres puissent en faire autant et l’on finit par oublier d’où l’on vient soi-même.

J’ai également senti flotter dans l’assistance une sorte de compassion à mon égard. J’étais naturellement venu seul à cette soirée. Sans amis et, surtout, sans parents. Cet isolement a suscité çà et là des interrogations plus ou moins bienveillantes. On s’est demandé si ma moralité ne faisait pas de doute, si l’on avait rassemblé suffisamment de renseignements sur moi pour garantir le succès de mon mariage, si je ne risquais pas de communiquer à la descendance des Guernove quelque tare familiale mal venue. Et plus d’un invité a certainement glissé à l’oreille de son voisin que mes futurs beaux-parents faisaient preuve de beaucoup d’audace en me confiant leur fille sans rien connaître de mes antécédents. Les tares héréditaires ont ceci de sournois qu’elles se taisent volontiers une génération pour se manifester de plus belle la génération suivante. Si bien que la santé de mes enfants pouvait apparaître incertaine alors même que la mienne ne faisait aucun doute. Je n’avais nullement l’apparence d’un gringalet malingre. J’étais même plutôt bien fait de ma personne. On disait souvent qu’il y avait de la noblesse en moi. Et Lucie, qui me vit ce soir-là pour la première fois vêtu superbement d’un habit sombre de location, m’avoua au creux de l’oreille : « Toutes mes amies te trouvent très élégant et très joli garçon ! » Mais ce jugement, même partagé silencieusement par les autres invités, ne pouvait faire oublier que j’étais un orphelin. Orphelin à double titre d’ailleurs, puisque si mes véritables parents m’avaient abandonné ; mes parents adoptifs, eux, étaient morts entre-temps.

Au cours de cette soirée, le sentiment d’abandon qui m’avait fait si douloureusement réfléchir à ma condition dans la boutique du gantier, eut un effet totalement opposé. Contrairement à Lucie, je n’étais pas pris dans le fin réseau d’une généalogie encombrante. Je n’avais pas d’ancêtres. Je n’appartenais à aucune lignée. Je n’avais d’existence qu’en moi-même. Mon destin, c’était moi qui l’écrivais au fil des jours dans un livre aux pages blanches, sans épilogue prévu d’avance.

« Dieu vous a oublié ». Cette parole du gantier qui m’avait effrayé sur le moment me réjouissait presque à présent. Sans doute, certains des invités, les plus sensibles à la détresse, ont dû s’apitoyer sur mon sort. Une vieille dame au regard profondément humain, une tante de Lucie, m’a dit en apprenant que j’étais orphelin : « Mon pauvre ami ! Vous ne pouvez donc vous raccrocher à rien ! ».

Un peu naïvement, parce que je me considérais comme libéré des contraintes de la destinée, je me sentis ce soir-là supérieur aux hommes et aux femmes qui m’entouraient, à tous ces hommes et à toutes ces femmes qui marchaient dans l’existence au hasard, encombrés de parents, de grands-parents, d’oncles, de tantes, de nièces, de neveux, de cousins proches ou lointains, de frères, de sœurs, sans se douter que leur chemin était déjà tracé et qu’ils ne pouvaient pas, comme moi, s’en écarter. Ils étaient là sûrs d’eux-mêmes et de leur réussite, bercés par cette illusion tenace que la richesse engendre la liberté, ignorant que le destin guettait leur moindre faux pas. En fait, j’étais le seul réellement libre. La salle de réception des Guernove m’apparut soudain comme l’antichambre de la mort. Tous les convives, chacun selon sa naissance, se laissaient guider sans résister jusqu’au point final de leur existence alors que j’étais, moi, réellement le maître de mon destin, et que j’en serais l’unique organisateur jusqu’à mon dernier souffle. Du moins je le croyais à cette époque.

Malgré son faste et sa signification pour moi, malgré aussi la présence de Lucie qui avait su imposer son choix à ses parents, cette soirée marqua moins mon cœur que la petite fête, plus modeste, mais plus chaleureuse, que j’avais organisée quelques jours auparavant au Chandelier pour fêter ma bonne fortune, comme Marcel me l’avait suggéré. Casquette s’était mise en quatre pour faire de cette fête sans prétention une réussite à la hauteur de sa réputation de cuisinière, à la hauteur aussi de son affection pour moi. Elle avait dressé pour l’occasion une grande table dans l’arrière-boutique et avait consacré une semaine entière à l’élaboration d’un menu de choix.

Nous étions une dizaine de convives. Il y avait là, réunis dans la même joie, les petits employés avec lesquels je jouais aux cartes presque tous les soirs de la semaine et des ouvriers, tous des amis de Marcel, qui ne fréquentaient pas habituellement le Chandelier, trop cher pour eux, mais qui avaient répondu spontanément à l’appel de l’amitié et d’un repas gratuit. Je n’étais pas peu fier d’avoir réussi à installer à la même table des hommes et des femmes de métiers différents qui, bien que voisins de quartier, éprouvaient les uns pour les autres une méfiance instinctive.

Dans ma joie de me retrouver ainsi entouré de mes amis et des amis de mes amis pour fêter la réalisation de la première étape de mon destin, j’ai oublié de compter les verres de vin que Marcel m’a versés sans discontinuer. Je n’étais pas habitué aux mirages de l’alcool et, ce soir-là, je leur ai offert peu de résistance — moins, en tout cas, que des hommes comme Marcel ou comme ses amis, tout à fait endurcis aux épreuves des beuveries. Selon mon ami, j’ai terminé la nuit dans un bien piteux état et il a dû me porter jusque dans mon lit, incapable que j’étais de tenir debout. J’ai bu à l’excès et perdu totalement le souvenir des heures les plus avancées de la nuit.

Or, quelques jours plus tard, un homme vint frapper à ma porte un soir pour raviver ma mémoire. Il était de petite taille, assez âgé et clignait des yeux comme s’il souffrait de l’absence de lunettes. Il avait un visage tout rond, aussi rond que son ventre, avec une expression presque enfantine. Ses cheveux étaient si peu fournis que, pour atténuer sa calvitie, il avait imprimé aux rares qui lui restaient un mouvement circulaire tout autour de son crâne bosselé, de la base de la nuque au sommet du front. Pour les maintenir dans ce cheminement contre nature, il les avait enduits d’un produit cosmétique qui leur donnait des reflets gras.

— Mon nom ne vous dira sans doute rien, commença-t-il quand je lui eus ouvert la porte, mais vous me connaissez pourtant. Nous nous sommes rencontrés au Chandelier le soir où vous avez fêté vos fiançailles avec Lucie de Guernove. Vous vous souvenez de moi ?

Son visage ne m’était pas inconnu, mais je fus incapable d’y associer un nom ou même une quelconque circonstance récente. J’étais cependant certain qu’il n’avait pas dîné à ma table le fameux soir. Mais sans doute faisait-il partie de ces clients du cabaret que j’avais invités après le repas à venir trinquer à notre table. Je le fis donc entrer.

De lui-même, il se dirigea vers l’unique chaise de ma chambre et s’y laissa tomber. Je m’assis au bord du lit, en face de lui.

— Si je me suis permis de vous rendre visite, continua-t-il, c’est d’abord parce que Casquette, qui me connaît bien, m’a donné votre adresse ; c’est ensuite parce que j’ai voulu répondre à votre invitation.

De quelle invitation parlait-il donc ?

— Oui, m’expliqua-t-il, nous avons commencé l’autre soir une conversation et vous m’avez invité à venir la poursuivre chez vous, à l’occasion.

Je me souvenais aussi peu de cet homme que de la conversation que nous étions censés avoir eue ensemble. J’avais beau fouiller ma mémoire, je n’apercevais dans l’obscurité aucune lueur qui aurait pu me guider.

— Je comprends votre hésitation, me dit-il avec un petit sourire ironique. Nous avons abordé tant de sujets ce soir-là ! Je fais allusion à ce que vous m’avez dit sur votre métier.
— Mon métier ?
— Vous êtes bien chef de bureau au Crédit Industriel ?
— C’est exact, lui répondis-je un peu agacé d’être en face d’un homme qui en connaissait beaucoup plus sur moi que moi sur lui.
— Ce que vous m’avez dit m’a beaucoup intéressé.
— Et que vous ai-je dit au juste ?
— Peu de choses en vérité. C’est d’ailleurs pourquoi je suis là ce soir. Pour poursuivre notre conversation. Si vous en êtes d’accord, bien sûr.

La mémoire ne me revenait toujours pas. Je scrutai le visage de mon interlocuteur pour trouver un détail qui réveillerait un vague souvenir en moi et, de proche en proche, me permettrait de reconstituer notre première rencontre. Hélas ! Son visage ne m’évoquait rien et pour savoir ce que je lui avais dit ce soir-là, il ne me restait plus qu’une solution : reconnaître que j’avais abusé de l’alcool et que je ne me souvenais de rien, au risque de le vexer.

— J’ai bien vu, me dit-il, que vous n’étiez pas dans votre état normal. D’ailleurs, vers deux heures du matin, au beau milieu de notre discussion, vous vous êtes effondré et votre ami a dû vous ramener chez vous. Mais, jusqu’au bout, vos propos sont restés très cohérents, je vous rassure.
— Et que vous ai-je dit au juste ?
— Bon, puisque vous semblez avoir tout oublié, il faut tout reprendre depuis le début. Mais je vous dérange peut-être ?
— Pas du tout. Je suis très curieux d’apprendre ce que j’ai pu vous dire.
— En parlant avec vos amis, vous avez révélé que vous veniez d’être nommé chef de bureau au Crédit Industriel. Comme je suis vendeur de coffres-forts, je me suis approché de vous et nous avons engagé la conversation. Vous avez paru très intéressé par tout ce que je vous ai dit.
— Vraiment ?
— Oui, oui. Vous vous êtes plaint du peu de protection que présentaient les coffres de la banque, et notamment celui de votre bureau. Vous avez même affirmé que n’importe quel petit voleur du dimanche pouvait en venir à bout.
— Ai-je été aussi affirmatif ?

Je craignis d’avoir révélé dans mon ivresse les quelques rares secrets que je détenais déjà. Avais-je commis une imprudence en parlant ?

— Vous avez été très affirmatif. Vous avez dit que l’on fabriquait aujourd’hui des coffres à combinaison qui étaient beaucoup plus sûrs que les coffres de la banque qu’une simple clef permettait d’ouvrir. Et vous avez même montré votre clef.
— Ce n’est pas possible !
— Vous l’avez même fait circuler parmi les personnes présentes pour que chacun puisse vérifier qu’on pouvait très facilement en faire un double.
— Je n’ai pas fait une chose pareille !

J’ai alors imaginé la clef passant de main en main dans l’arrière-salle du cabaret. Je n’avais aucune raison de me méfier de qui que ce fût, mais tout de même ! Parmi les invités, certains ne présentaient pas toutes les garanties d’honnêteté. Je ne connaissais vraiment que Marcel. Je ne connaissais pas ses amis, et à peine les miens. Quant aux clients que j’avais attirés à ma table à la fin de la soirée, ils m’étaient totalement étrangers. Et je pouvais redouter que l’irréparable ne se soit produit, qu’une de ces personnes n’ait pris l’empreinte de ma clef. Dieu sait ce qui allait advenir maintenant de mon bonheur !

— Rassurez-vous, jeune homme, me dit le vendeur en se penchant vers moi pour tapoter ma cuisse. J’ai compris que l’alcool vous avait fait oublier toute prudence et j’ai suivi des yeux la clef du coffre tandis qu’elle circulait parmi les invités. Je me suis même permis de vous faire taire quand je me suis rendu compte que vous alliez en dire trop.
— Vous êtes certain que personne n’a pu prendre l’empreinte de la clef ?
— Certain. D’ailleurs, pour tout dire, peu de gens s’y sont intéressés. Tout le monde avait beaucoup bu. La plupart de ceux qui l’ont eue entre les mains l’ont passée à leur voisin sans même la regarder. Vous n’avez donc rien à craindre.
— Alors qu’attendez-vous de moi ?
— Je vous l’ai dit, je suis vendeur de coffres-forts. Mon entreprise fabrique justement ces fameux modèles à combi­naison dont vous avez vanté les mérites. Je me suis donc rendu cet après-midi chez monsieur de Guernove pour lui proposer de remplacer ses coffres actuels par des modèles offrant plus de résistance aux voleurs.
— Vous avez fait cela !

Une angoisse fulgurante me parcourut des pieds à la tête. J’étais perdu !

— Et que lui avez-vous dit exactement ?
— Je lui ai décrit les avantages de la combinaison, me répondit-il tout simplement.
— Ce n’est pas ce que je vous demande ! Lui avez-vous parlé de moi ?
— Bien sûr !
— Vous ne lui avez tout de même pas rapporté mes confidences de l’autre soir !
— Évidemment non ! En affaire, je sais être discret. Mais pour obtenir une entrevue avec monsieur de Guernove, j’ai bien été obligé de me recommander de vous !
— Ce n’est pas possible ! Vous avez osé !
Je me levai alors, attrapai mon homme par le col et me mis à le secouer de toutes mes forces en répétant :
— Vous n’avez pas fait ça ! Vous n’avez pas osé !

L’homme sut parfaitement rester calme. Rien ne trahit en lui la moindre panique. Son incroyable mèche de cheveux, malgré mes secousses, demeura parfaitement en place.

— Monsieur, me dit-il avec assurance, si j’ai agi ainsi, c’est que vous m’y avez autorisé.

Je relâchai le vieil homme pour qu’il pût s’expliquer.

— Quand je vous ai fait part de mon intention de proposer mes services à monsieur de Guernove, vous m’y avez vivement encouragé. Vous m’avez même autorisé à citer votre nom.
— Mais j’avais bu ! J’ai dit n’importe quoi !
— Je vous assure, Monsieur, que vous paraissiez tout à fait lucide. Un peu gai, bien sûr, mais vos propos étaient tout à fait sensés. Je suis vraiment navré. Je sens que vous m’en voulez.

Et comment, je lui en voulais ! Mais que pouvais-je au juste lui reprocher ? S’il disait vrai — et je n’avais aucune raison de mettre sa parole en doute — je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même. J’avais fait preuve d’une imprévoyance condamnable. Il me fallait maintenant empêcher l’irréparable de se produire. Et je n’avais qu’une hâte, me débarrasser du vendeur.

— Vous ne m’avez toujours pas dit ce que vous attendez de moi, dis-je en me rasseyant au bord du lit.
— Peu de chose, en vérité, me répondit-il avec un sourire. Monsieur de Guernove ne s’est pas montré très intéressé par les combinaisons. Il pense que ses coffres sont suffisamment efficaces et que les remplacer coûterait trop cher. Je suis donc venu vous demander d’intervenir auprès de lui pour le faire changer d’avis. Naturellement, si vous parvenez à le convaincre d’acheter des coffres à combinaison, mon entreprise saura vous en remercier.
— Je ne veux rien.
— Nous nous souvenons toujours de ceux qui nous aident.
— Je ne vous ai pas dit que j’allais vous aider !
— Je crois que vous le ferez. Je dois revoir monsieur de Guernove ce soir. Si, entre-temps, vous n’avez pas réussi à le persuader, je serai obligé d’employer les derniers arguments que je possède. Et sans doute, alors, sera-t-il question de vous.
— C’est un chantage.
— Non, c’est un marché. Le vilain mot de chantage n’a pas de sens dans le monde des affaires.

Je ne pus me contrôler davantage. Sans mesurer les conséquences de ce que je faisais, je pris le petit homme au collet et l’expulsai de ma chambre sans ménagement.

— Vous avez tort, jeune homme, me dit-il tandis que je le traînais vers la porte. À votre place, je verrais monsieur de Guernove. J’essaierais de le convaincre de...

Je n’entendis pas la fin de sa phrase. Je le jetai sur le palier et claquai violemment la porte. Derrière, il se mit à hurler, à proférer toutes sortes de menaces qui ne me troublèrent pas. J’étais débarrassé de cet odieux personnage. Son départ me soulagea. Une minute de plus et je l’étranglais ! Mais l’affaire n’était pas réglée pour autant. J’avais commis une imprudence et je devais la réparer au plus vite. La seule solution pour moi était de faire changer la serrure de mon coffre. Mais, pour cela, il me fallait informer monsieur de Guernove, monsieur Mandrin et monsieur Vincent, le sous-directeur, qui avaient tous des doubles de la clef. Or, comment leur présenter la chose sans me trahir, sans révéler ma légèreté ?
Avant de prendre une décision, je résolus d’aller parler à Marcel. Lui seul savait si, le soir de ma petite fête, j’avais effectivement fait des révélations compromettantes. Le vendeur avait très bien pu exagérer l’ampleur de mes confidences pour m’obliger à intervenir auprès de monsieur de Guernove. Il avait peut-être menti. Il avait sûrement menti ! Jamais Marcel ne m’avait parlé de la clef ni de ma conversation avec le vendeur de coffres-forts. Je voulus en avoir le cœur net et allai frapper à sa porte. Je n’eus aucune réponse. Il n’était pas encore rentré chez lui. Il était pourtant près de neuf heures du soir. Sans doute se trouvait-il dans quelque cabaret du quartier. Je retournai dans ma chambre pour passer mon manteau et enfiler mes gants, et sortis.

La chance me sourit. En arrivant rue Rebeval, j’aperçus Marcel quittant la chaude ambiance d’un cabaret. Il se tenait sur le pas de la porte, à l’abri de la neige, et ajustait sa casquette et le col de sa veste avant d’affronter le froid. Il ne me vit pas tout de suite. Il fit quelques pas dans ma direction et m’aperçut enfin. Il courut à ma rencontre et me salua amicalement. J’étais heureux de le trouver.

— Marcel ! Il faut absolument que je te parle, lui dis-je un peu précipitamment avant de l’entraîner par le bras sous une porte cochère.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Il faut que je sache ce qui s’est exactement passé le soir de la petite fête au Chandelier.
— Que veux-tu que je te dise ? Tu étais saoul, voilà tout. Nous étions tous saouls, d’ailleurs. Toi un peu plus que les autres parce que tu manques d’habitude !
— Ce n’est pas ce qui m’intéresse. Je veux savoir si j’ai parlé à un petit homme chauve.
— Un petit homme chauve ? Attends voir que je me souvienne. Je ne vois pas de qui tu veux parler. Mais, tu sais, j’ai un peu oublié la tête des gens qui étaient avec nous ce soir-là !
— Je t’en supplie, essaie de te rappeler. C’est vital pour moi !

Marcel qui, tout d’abord, n’avait pas semblé attacher d’importance à mes questions comprit enfin que quelque chose me préoccupait. Il pencha la tête pour mieux rassembler ses souvenirs puis il me dit :
— Quelle tête il avait, ton homme ?
— Si tu l’as vu, tu ne peux pas pu l’oublier. Il avait l’air d’un très vieil enfant. Tu as sûrement remarqué son incroyable coiffure : une seule mèche de cheveux qui tourne tout autour de son front dégarni.
— Effectivement, ça me dit quelque chose. Il n’était pas vendeur ?
— Si. Vendeur de coffres-forts.
— Les coffres-forts ! Ça me revient maintenant ! Vous avez parlé de la banque... Oui, tu as parlé de la banque, et du coffre qui était dans ton bureau. Je m’en souviens parfaitement à présent. Tu n’arrêtais pas de parler. L’homme te posait des tas de questions. Et plus il t’en posait, plus tu parlais. Tu as même montré la clef de ton coffre à toute l’assemblée.
— Et te souviens-tu si je l’ai fait circuler ?
— Oui, tu l’as fait circuler. Il a même essayé de t’en empêcher, car il y avait des tas de gens qu’on ne connaissait pas. Je me rappelle qu’à un moment je me suis dit : « La clef, on ne la reverra pas ».

Marcel s’interrompit un moment puis me dit :
— Mais pourquoi me poses-tu toutes ces questions ?
— Parce que j’ai besoin de connaître la vérité sinon je suis un homme perdu.
— Perdu ?
— Le vendeur est venu me voir tout à l’heure. À la suite de la conversation que j’aie eue avec lui le soir de la fête, il a rendu visite à monsieur de Guernove pour lui proposer de remplacer tous ses coffres par les coffres à combinaison qu’il vend. Mais monsieur de Guernove ne s’est pas montré très intéressé. Et le vendeur veut que je le persuade d’en acheter. Sinon, il ira le revoir. Tu comprends ce que cela signifie ?

Je n’eus pas besoin d’expliquer à Marcel dans quelle sale affaire je m’étais mis. Si quelqu’un avait pu prendre une empreinte de la clef et qu’un vol était commis à la banque, mon imprudence me coûterait cher.

— Calme-toi, me dit Marcel en posant ses lourdes mains sur mes épaules. Demain, tu demanderas à faire changer la serrure du coffre et tu n’auras plus de souci à te faire. Tu iras voir monsieur de Guernove et tu lui demanderas de changer ses coffres. De cette façon, tu n’auras plus rien à redouter du vendeur. Il a juste voulu te faire peur.
— Hélas ! Demain, il sera peut-être trop tard ! J’ai un mauvais pressentiment. Je sens qu’il va se passer quelque chose cette nuit même. Nous avons entreposé une forte somme dans le coffre hier. Si quelqu’un l’a appris, il tentera le vol cette nuit. Il faut que nous allions à la banque tout de suite pour voir ce qu’il s’y passe.
— Tu as raison. Après tout, quelqu’un a très bien pu prendre une empreinte de la clef sans que nous nous en apercevions, mais je vais aller à la banque seul. C’est trop dangereux pour toi. Il ne faut pas qu’on te voie rôder dans les parages. Rentre chez toi et je viendrai te dire ce qu’il en est.
— Je veux t’accompagner !
— N’insiste pas. Tu as suffisamment fait de bêtises comme ça !

Cette phrase de Marcel me blessa cruellement. Et il profita de ma stupeur pour disparaître dans la nuit en direction du faubourg du Temple. Je me sentis soudain désemparé. Si l’affaire tournait mal, Marcel risquait maintenant d’être inquiété par la police. Peut-être même par la justice. Tout cela à cause de ma légèreté ! Il avait raison. J’avais commis une faute en parlant trop et en exhibant cette maudite clef ! Et, sans aucun doute, j’étais en train d’en commettre une plus grave encore en laissant Marcel se rendre seul à la banque.





© Christian Julia. 2021-2021.
Toute reproduction sans l'autorisation de l'auteur est interdite.

Envie d'en savoir plus sur ces textes ?

Les circonstances de l'écriture des textes sont décrites dans la rubrique Écriture du site général www.christianjulia.fr.

Retour en haut