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n’existe plus pour nous

Ces vies dont nous sommes faits

1

Soudain, la mort 
n’existe plus pour nous

I
Voyage 
dans les mondes
 invisibles


(1987-1989)

À l’époque où commence cette aventure, en juin 1987, je ne m’intéresse pas réellement à la réincarnation. J’en ai entendu parler, bien sûr. Cela me paraît une hypothèse plausible, somme toute logique, susceptible en tout cas d’expliquer certains aspects de nos existences, comme certaines rencontres, ces personnes qui nous plaisent tout de suite, ou pour lesquelles nous avons au contraire une aversion immédiate, ces lieux qui nous semblent familiers dès que nous les visitons pour la première fois. Ayant développé dans mes romans et mes nouvelles des thèmes qui n’appartiennent pas à ma vie présente je peux supposer que je suis habité par des souvenirs venant sans doute d’autres vies.

Ma conception du monde est proche de celle d’Howard Phillips Lovecraft, l’un des plus déroutants auteurs de récits fantastiques. Il a observé que chaque dimension du monde réel est le résultat de l’intersection d’un plan virtuel avec une figure d’une dimension supérieure. Ainsi, le point est l’intersection d’une droite (une dimension) avec un plan. Une droite est l’intersection d’un carré (deux dimensions) avec un plan. Le carré est lui-même l’intersection d’un cube (trois dimensions) avec un plan. Le cube doit donc être l’intersection d’un élément à quatre dimensions avec un plan. Et ainsi de suite à l’infini…

Démons et Merveilles d’H.-P. Lovecraft.

Extrait de « Démons et Merveilles » :

[...] Chaque figure dans l’espace n’est que le résultat de l’intersection, par un plan, de quelque figure correspondante et de plus grande dimension — tout comme un carré est la section d’un cube et un cercle la section d’une sphère. De la même façon le cube et la sphère figures à trois dimensions, sont la section de formes correspondantes à quatre dimensions que les hommes ne connaissent qu’à travers leurs conjectures ou leurs rêves. A leur tour, ces figures à quatre dimensions sont la section de formes à cinq dimensions et ainsi de suite, en remontant jusqu’aux hauteurs inaccessibles et vertigineuses à l’infinité archétypique. [...] Chaque être localisé fils, père, grand-père et ainsi de suite — et chaque phase de l’existence individuelle : petit enfant, enfant, adolescent, homme — ne sont que les phases infinies de ce même être archétypique et éternel, phases causées par une variation dans la position de l’angle du plan de conscience par rapport à cet être archétypique.

(« Démons et Merveilles ». 10/18. p. 97 et suiv.).

Howard Phillips Lovecraft est un écrivain américain né en 1890 et mort en 1937.

En suivant ce raisonnement, on peut imaginer qu’un individu, tel qu’il se présente « ici et maintenant » est le résultat de l’intersection d’un plan et d’une âme unique. En se déplaçant à l’intérieur de cette âme unique, en se décalant, en pivotant, le plan peut donner naissance à un individu comme moi ou à quelqu’un d’autre, vivant dans un autre lieu, dans un autre temps. Je considère alors que toutes les vies possibles d’une âme se déroulent en même temps — coexistent, en quelque sorte. Le plan, en changeant d’orientation dans l’âme unique, ne fait que délimiter un espace-temps dans un ensemble immatériel et intemporel. Et cette âme unique est sans doute elle-même l’intersection d’un plan avec une âme plus grande, etc. jusqu’au fameux « grand tout » des philosophies asiatiques.

Telle est donc à l’époque ma vision des mondes supérieurs. Je suis convaincu que chaque vie se rattache à un ensemble plus vaste dont elle n’est qu’une manifestation particulière.

Je suis en fait plus préoccupé par un autre thème, celui de la transmigration des âmes. Plusieurs de mes textes écrits entre 1971 et 1981 abordent ce thème. Certains de mes personnages ont en quelque sorte deux vies en une seule. Les récits suivent le même schéma : à un moment de leur parcours, ils se sentent devenir vides, l’énergie qui les a conduits dans une certaine direction s’épuise et les laisse comme morts-vivants. C’est alors qu’une autre âme investit leur enveloppe charnelle pour un temps, le temps souvent d’achever une œuvre commencée dans une autre vie, ou de réaliser un plan pour lequel la nouvelle enveloppe charnelle paraît mieux adaptée. Cela ressemble beaucoup au mécanisme de la réincarnation, à cette différence près que les âmes qui changent d’enveloppe corporelle vivent en même temps et souvent se connaissent, sont même parfois amis très proches.

Ce thème est si présent dans mon esprit et dans mes textes que j’ai fini par me convaincre, surtout après l’écriture de mon roman La Partition de Morgenstein, dont je reparlerai souvent dans ce récit, que je vais moi-même mener deux existences successives. Deux incarnations dans un même corps. Deux vies sans passer par la case « astral », cet espace-temps où les âmes séjournent entre deux incarnations. Et c’est effectivement ce qui va se passer.

Telles sont mes dispositions d’esprit en ce mois de juin 1987.

À quoi ressemble ma vie à l’époque ? J’ai trente-six ans et depuis le début de l’année 1986, j’ai pris un appartement avec un de mes meilleurs amis, Jean-Luc. C’est un grand duplex de cent vingt mètres carrés où chacun peut mener sa vie à son aise. Il est situé rue de Cambrai, dans le 19e arrondissement de Paris, à deux pas de la Cité des Sciences. Les grandes fenêtres des deux niveaux font face à l’une des plus importantes cités HLM de la ville de Paris, la cité Michelet. De hautes tours se dressent devant moi, que je regarde avec fascination, car elles sont pour moi l’incarnation même de la vie. Assis à mon bureau, dans une pièce du premier étage, j’observe les allées et venues incessantes des occupants de la cité. Quelle animation ! Alors que ma rue est si calme, mon immeuble si tranquille. La mort regarde la vie en face, qui grouille au-delà de mon balcon.

La cité Michelet dans le 19e arrondissement de Paris.

Je travaille depuis 1976 à la SFP, la Société Française de Production, une des entités issues de l’éclatement de l’ORTF. J’y suis entré après la fin de mes études de sciences économiques et de sciences politiques. J’ai d’abord été affecté à la direction des relations humaines et sociales où je me suis occupé de la réglementation du travail dans le service de Janine Langlois-Glandier. Puis, en 1983, j’ai passé un concours interne de chargé de production. Cette fonction est au cœur du processus de fabrication des émissions. Elle consiste à rassembler les moyens humains et techniques pour réaliser une production et à gérer le budget. Je n’ai aucune des compétences des personnes qui participent aux opérations — réalisateur, assistants, cadreurs, machinistes, éclairagistes, maquilleuses, habilleuses, comédiens, etc. —, mais je dois coordonner les interventions de tout ce petit monde en duo avec le réalisateur. Position inconfortable, mais excitante : je suis le chef d’orchestre, mais c’est le réalisateur qui tient la baguette ! Pas facile tous les jours.

J’ai pris mes nouvelles fonctions en 1984 et je me suis d’abord occupé d’une émission dominicale de variétés et de sports, Champions, animée par Michel Denisot. L’année suivante, j’ai assuré la production de l’émission mythique de Michel Polac Droit de réponse. En 1986, j’ai demandé à être affecté dans le service d’Henri Spade, l’homme de la célèbre émission des débuts de la télévision, 36 chandelles. Il produit des feuilletons vidéo à petits budgets tournés très rapidement, qu’on a surnommés des « Spaderies » ! Son service est une petite cellule composée de quatre ou cinq chargés de production. Nous formons un groupe très solidaire, un peu à part au sein de la SFP, car ces séries bon marché sont très en dessous du label « Buttes Chaumont », mais comme les fictions sont rares, nous nous attachons les services des meilleurs professionnels. Ils renâclent un peu, mais préfèrent souvent travailler avec nous que sur les plateaux des variétés indigentes que la télévision, à l’image des chaînes de Berlusconi, commence à produire. Du coup, malgré des conditions de tournage difficiles, le résultat est en général de qualité.

Dès mon entrée à la SFP en 1976, j’ai loué un studio rue du Plateau, à cinq minutes à pied de mon bureau aux Buttes Chaumont, rue des Alouettes. Je me toujours juré de ne pas avoir de temps de transport. Je peux allumer une cigarette chez moi et l’écraser dans le cendrier de mon bureau à la SFP. Pour moi, c’est le luxe absolu.

Fin 1985, le propriétaire de mon studio a décidé de le reprendre pour y loger un membre de sa famille. À l’époque, Jean-Luc, que j’ai connu en même temps qu’Isabelle quand je faisais du théâtre amateur, cherche aussi un appartement à Paris. La colocation nous semble un bon moyen de combler nos solitudes et… de répartir nos frais ! Je m’installe donc avec lui rue de Cambrai. Jean-Luc a la vingtaine passée, une allure de gavroche, des longs cheveux bruns bouclés. C’est un rêveur qui surfe sur la vie, et va souvent à Biarritz retrouver des potes à lui, rêveurs aussi, surfeurs aussi. Détail surprenant : il porte en permanence des bottes de biker à bouts carrés. Nous ressemblons un peu à Narcisse et Goldmund, les héros du roman d’Hermann Hess. Narcisse le sage passionné d’enseignement, Goldmund l’aventurier épris de liberté et d’art.

Entre ombre et lumière

Mon entrée à la télévision correspond à un vieux rêve. Dès mon plus jeune âge, j’ai été attiré par le spectacle. Le souvenir fondateur de ma vie, ma petite pierre blanche, mon repère, remonte à mes dix ans. Nous allions tous les ans avec mes parents et mes deux frères — mon frère aîné Bernard et mon frère cadet Didier — passer le mois d’août à Ronce-les-Bains, une charmante station balnéaire familiale de Charente-Maritime, située juste en face de l’île d’Oléron.

Un soir, nous sommes allés voir le « Podium électronique d’Europe n°1 » animé par Harold Kay, qui passait à la Tremblade, une petite ville bien connue pour ses huîtres. Nous sommes arrivés en retard et nous avons dû nous placer sur le côté de la scène. Loin d’être un inconvénient, ce fut pour moi un positionnement magique, qui allait décider de mon destin ! À gauche, je voyais la scène sous le feu des projecteurs, à droite, j’observais le camion de la régie. Le technicien appuyait sur des boutons et aussitôt les lumières s’éteignaient ou s’allumaient, la musique démarrait ou s’arrêtait. Féerique ! Et entre les deux, juste derrière le rideau, en coulisse, Harold Kay et les vedettes attendaient avant d’entrer en scène. Ce soir-là, je me suis juré que, toute ma vie, je serais toujours situé ainsi entre ombre et lumière. Ni totalement sur le devant de la scène, ni totalement dans l’ombre, mais entre les deux. Un pied dans chaque monde.

Le souvenir de l’homme à son pupitre dans le car-régie fut pour beaucoup dans mon désir d’entrer à la télévision.

Un an auparavant, également au cours de vacances d’été, j’avais commencé deux activités qui devaient m’accompagner chaque jour par la suite : l’écriture et la photographie. Sur un cahier manifold, j’avais écrit un petit feuilleton inspiré des séries télévisées, Histoires de perles. Ces carnets particuliers servaient aux commerçants à noter une commande, donner un reçu. Ils présentaient en alternance des pages quadrillées en rouge et des pages sans lignes. Entre les deux, on glissait un papier carbone. Je l’utilisais de cette manière : sur les pages quadrillées, j’écrivais les dialogues de mes scénarios et sur les pages blanches je dessinais les actions. J’avais alors pris le pseudonyme d’André Saint-Laurent, sans raison apparente. Je concevais mes petites histoires à Paris et les jouais dans le grand jardin de la propriété que mes grands-parents possédaient dans l’Oise, à Plailly, là où sera construit le Parc Asterix des années plus tard.

Hélas, un jour où nous avons rendu visite à ma famille maternelle à Cognac, le chien de mon parrain a mangé le début de mon carnet. Le drame ! L’animalité engloutissant la culture. Narcisse triomphant de Goldmund… Je sombrai alors dans un profond désespoir.

Pour me consoler, mon parrain demanda à un ami relieur de sauver ce qui restait de mon carnet. Ce qu’il réussit à merveille. Ainsi, à neuf ans, j’eus mes Œuvres complètes (!) reliées dans un joli cuir brun, avec mon pseudonyme et le titre gravés au fer et à la feuille d’or battue !

Jusqu’en 1971, année de mes vingt ans, j’ai ainsi écrit des petits scénarios, souvent parodiques, inspirés de mes émissions de télévision préférées. J’avais convaincu mon père d’acheter un magnétophone Grundig à bande. J’enregistrais mes créations avec mon petit frère et des amis dans ma chambre à Paris, boulevard Diderot, près de la gare de Lyon.

Mais en 1971, une tempête se leva ! Pire qu’une tempête, un tsunami ! Tout à coup, un jour de mai, après avoir vu le film d’Édouard Molinaro Les Aveux les plus doux avec Marc Porel et Caroline Cellier, j’ai soudain été emporté par une vague de fond littéraire. Le film racontait le chantage auquel se livrent deux inspecteurs de police sur un petit délinquant pour qu’il dénonce un de ses complices. Le chantage consistait à le laisser — ou pas — avoir des relations sexuelles avec sa petite amie. Cet empêchement sexuel infligé à ce pauvre garçon me mit hors de moi.

L’affiche du film d’Edouard Molinaro, les Aveux les plus doux, avec notamment Marc Porel, Caroline Cellier, Philippe Noiret et Roger Hanin.

Je me suis mis à écrire une nouvelle sur un thème voisin, puis une autre, et une autre, et une autre encore. Ce fut une sorte de « possession ». De nouvelles idées me venaient sans cesse. Je corrigeais mes nouvelles en les réécrivant inlassablement. Les logiciels de traitement de texte n’existaient pas à l’époque ! Parfois, il m’arrivait de me mettre à ma table de travail sans idée précise et d’être soudain envahi par une phrase, un peu comme dans les processus d’écriture automatique. Pire encore, certaines nouvelles avaient un caractère prémonitoire. L’une d’elles, intitulée d’ailleurs Le Phénix, contenait le scénario d’événements qui allaient se produire quelque temps plus tard dans mes relations avec mon entourage. S’il m’arrivait de la réécrire, avec de nouveaux personnages et de nouvelles situations, ces éléments nouveaux s’incarnaient plus tard dans ma vie. Comme ces situations étaient toujours dramatiques, j’ai préféré ne plus toucher à cette nouvelle. Je l’ai d’ailleurs détruite ensuite, par superstition !

Cette vague m’a soulevé pendant près de dix ans, sans me laisser de répit un seul jour, jusqu’à La Partition de Morgenstein.

En 1981, France-Culture, dans le cadre de son émission Les Nuits magnétiques, organise un concours de nouvelles fantastiques. J’envoie un texte que je viens de terminer, Le Silence. Quelques semaines plus tard, je reçois une lettre du jury m’indiquant que ma nouvelle n’a pas été retenue, car elle n’appartient pas à proprement parler au genre fantastique, mais elle a attiré son attention et l’on me demande d’envoyer un roman fantastique pour une publication éventuelle. À l’époque, je n’ai écrit que des nouvelles. Alors, je me mets à réfléchir à une histoire. J’envisage de réunir deux nouvelles. L’une traite d’un homme qui voit son destin basculer en enfilant une paire de gants en cuir. Les lignes dessinées sur le cuir se substituent à ses lignes de la main et ainsi il endosse le destin du précédent propriétaire de la paire. La seconde nouvelle met en scène une féerie. Un avion transportant les musiciens d’un orchestre s’écrase dans une forêt. Toutes les nuits, les arbres jouent un requiem composé par les musiciens morts.

Je relie ces deux thèmes, et je me lance dans l’écriture de mon premier roman. J’ignore à l’époque que cette Partition de Morgenstein est un récit prémonitoire et annonce les éléments essentiels de mon destin. J’ignore aussi que les thèmes qu’il contient proviennent des vies antérieures que je vais découvrir quelques années plus tard.

L’histoire du roman commence en 1912. Un écrivain à succès, André Néry-Malène, se rend chaque été à Monaco pour trouver l’inspiration. Dans le train, il croise un étrange personnage qui lui prédit que son prochain ouvrage ne sera pas une fiction, mais le récit d’une vie. De fait, dans l’hôtel où il descend, l’écrivain fait la connaissance de Gustave Leforestier, l’auteur d’un célèbre requiem. L’homme semble porter le poids d’un lourd secret. De toute sa vie, il n’a composé que cette œuvre, ce qui est assez unique pour un musicien. On l’a même soupçonné de plagiat et on a cité le nom d’un certain André Morgenstein. Poussé par une amie retrouvée à l’hôtel, la comtesse Cimarossi, André Néry-Malène parvient à convaincre le musicien de lui raconter les circonstances de la composition de son requiem. Gustave Leforestier a maintenant cinquante-huit ans — précisément l’âge que j’avais quand j’ai demandé à Nicole de me tirer les cartes… ! Le moment lui semble venu de confier son secret. L’écrivain sera son biographe.

Le récit du musicien commence ainsi :

Mon père, Camille Leforestier, qui tenait une boutique de lingerie féminine rue de Belleville, choisit le jour de mon quatorzième anniversaire pour me révéler les circonstances de ma naissance :

— Mon fils, me dit-il en m’entourant tendrement les épaules et en m’entraînant à l’écart de mes frères et de ma mère, tu es désormais un grand garçon. Tu as l’âge d’apprendre certaines choses. Je peux, maintenant que tu es presque un homme, te révéler que je ne suis pas ton véritable père. Je t’ai élevé comme mon propre fils. Je n’ai jamais fait de différence entre toi et tes frères. Je t’ai donné la même éducation, la même instruction et la même affection. Tu dois savoir ce soir que tes parents, pour une raison que j’ignore, t’ont abandonné une nuit de décembre sur les marches de notre église. À la demande du curé, nous t’avons recueilli et adopté. Il n’a rien pu nous dire sur ta famille. Il connaissait seulement ton prénom, Gustave, que l’on avait écrit sur un morceau de papier avec cette phrase, cette simple phrase : « Que Dieu vienne en aide à cet enfant perdu ».

Gustave Leforestier raconte ensuite son enfance. Mais il ne s’attarde pas :

[...] Si j’ai tenu à raconter cette scène de mon enfance, Monsieur Néry-Malène, c’est uniquement pour vous montrer que j’ai eu conscience très jeune qu’il y avait au loin, bien au-delà des années présentes — un but que le destin m’avait fixé, un but dont je ne savais rien, dont je ne saurais rien avant de l’atteindre et qui m’empêcherait, tout au long des années qui me séparaient encore de lui, de m’attacher aux êtres et aux choses.

[...] Toutes ces années appartiennent à un passé incertain où je n’étais pas encore sûr de m’être engagé dans la bonne voie, celle qui devait me mener au requiem. Mon récit ne s’y attardera donc pas.

Ayant appris à tenir des livres de comptes chez un artisan, Gustave Leforestier entre dans la banque de M. de Guernove, qui le prend en affection. Il lui propose même de lui louer une chambre dans un de ses immeubles. Là, Gustave se lie d’amitié avec un paysan, Marcel, qui s’épuise au travail dans une fonderie et rêve de retourner au pays où l’attend son amie. Pour l’aider à améliorer sa condition, Gustave lui apprend à lire et à écrire. Un jour, dans une fête foraine, ils croisent une bohémienne qui veut leur lire les lignes de la main. Gustave cherche à se dérober. Mais il est contraint de montrer à Marcel qu’il n’a pas de lignes dans la main, donc pas de destin. Dieu l’a oublié ! C’est du moins ce qu’il croit…

Gustave se rend régulièrement au domicile du banquier pour payer son loyer. Au fil des visites, il s’éprend de sa fille, la douce Lucie. Leur amour est réciproque, mais Gustave est pauvre et aucune union ne peut être envisagée. Le jeune homme réussit cependant à convaincre M. de Guernove de lui accorder à la fois une promotion… et la main de sa fille ! Le voilà le plus heureux des hommes.

Comme l’hiver est rude, Gustave Leforestier, désormais riche, décide de s’offrir la belle paire de gants fourrés qu’il a vue dans la vitrine d’un gantier. Le commerçant, en voulant lui essayer la paire désirée, découvre avec stupéfaction qu’il n’a pas de lignes dans la main. Son trouble est immense, un peu excessif même. Il prétend soudain ne pas avoir de gants à sa taille et lui demande de revenir le lendemain. Le jour suivant, le gantier a effectivement une paire à sa taille, mais elle présente quelques défauts, comme si elle avait déjà servi. Dans la rue, à la lumière d’un réverbère, Gustave observe la paume du gant. Il découvre des réseaux de plis qui ont creusé le cuir, comme des lignes de main.

Sans qu’il en ait conscience, cet achat va provoquer l’effondrement de sa vie. Lors de la petite soirée qu’il organise pour fêter sa promotion et ses fiançailles avec Lucie, il commet une imprudence. Il se vante de disposer dans son bureau d’un coffre-fort rempli d’argent, et il fait circuler la clef parmi les convives !

Quelques jours plus tard, un épouvantable drame se produit à la banque. Le coffre du bureau de Gustave est dévalisé et le concierge est tué par les voleurs. M. de Guernove soupçonne immédiatement Gustave d’avoir commis une imprudence. Il le licencie sur-le-champ, le chasse de son logement et rompt ses fiançailles avec Lucie.

Alors que l’avenir de Gustave se présentait sous les meilleurs auspices, soudain, tout s’écroule. Il traverse alors une période très noire. Il n’a plus de logement, plus de travail, et se retrouve seul. Il finit par trouver un travail très dégradant dans une tannerie, où on lui permet de dormir à même le sol.

Mais un beau matin, un homme lui rend visite. Il prétend être l’exécuteur testamentaire de son véritable père, André Morgenstein. L’homme est décédé récemment à Montevideo et lui lègue son immense fortune et surtout un très beau château, situé à Prunet, près de Toulouse. Ce revirement du destin a de quoi réjouir Gustave qui quitte sans regret la capitale et va s’installer dans sa nouvelle demeure. Peu à peu, il découvre que son père était un pianiste très doué, élevé à Montevideo, qui a d’abord fait un long séjour à Paris. C’est là qu’il a connu une jeune femme. Mais il l’a quittée sans savoir qu’elle lui avait donné un enfant, Gustave. Puis son propre père est décédé et sa mère a souhaité revenir en France, son pays d’origine. Il a donc acheté le château de Prunet pour l’y accueillir. Il a entrepris d’importants travaux, mais sa mère est morte prématurément. André est resté un moment au château, puis il est reparti à Montevideo, chargeant un de ses domestiques parisiens de descendre de temps en temps à Prunet pour entretenir le château.

Sur place, Gustave prend à son service Bastien, un jeune bûcheron du pays, qui connaît parfaitement le château. Il le considère d’ailleurs comme son château. Il y est souvent venu enfant, en s’introduisant par un soupirail. Gustave occupe ses journées en lisant des traités de musique, des récits de vie de musiciens. Puis il commence à faire d’étranges rêves. Il se voit dans une immense cathédrale assistant à un concert. Ce rêve revient souvent, mais, hélas, il ne parvient jamais à se souvenir au réveil de la musique qu’il a entendue. Pourtant, petit à petit, il en retient des bribes et peut même jouer quelques notes au piano, alors qu’il n’a jamais touché à cet instrument auparavant. Est-ce qu’il est habité par l’âme de son père ? Une nuit, enfin, il est réveillé par une musique. Il pense d’abord que c’est un appareil acoustique qui la diffuse, mais en sortant dans le parc du château, il doit se rendre à l’évidence, la musique qu’il entend, ce requiem qui a nourri ses rêves depuis des mois, c’est la forêt qui la joue ! Bastien est là et lui confirme qu’il a toujours connu ce « sortilège ». C’est ce qui l’attirait toutes les nuits au château. C’était son secret, qu’il partageait avec le domestique d’André Morgenstein, et protégeait jalousement, veillant à ce que personne n’approchât du parc la nuit.

Gustave ne cherche pas à comprendre comment un tel prodige est possible. Il est persuadé que ce requiem est l’œuvre de son père et que le destin l’a conduit dans ce château pour l’achever et le faire connaître au monde entier. Il entreprend donc un épuisant travail de transcription de la musique qu’il entend toutes les nuits et ce sera pour lui le point de départ d’une incroyable succession de découvertes…

Le requiem est joué à la Madeleine. Il connaît aussitôt un immense succès.
Quelques jours après avoir raconté son histoire à André Néry-Malène, Gustave Leforestier se suicide.

J’ai pris la peine de résumer ce roman en détail car j’aurai souvent l’occasion d’en reparler [1]. Il aborde des thèmes essentiels pour moi : l’impression que nous sommes « guidés » par des forces occultes, la migration d’une âme d’un corps (celui d’André Morgenstein) à un autre (celui de Gustave Leforestier) pour terminer une œuvre interrompue, enfin la conviction que mon existence connaîtra deux périodes bien distinctes.

L’écriture de ce premier roman a clos ce cycle d’écriture. Soudain, tout est devenu calme en moi. La vague qui m’avait porté pendant dix ans s’est retirée. Étrange sensation de vertige, penché au-dessus d’un gouffre sans fond : il me semblait avoir tout dit dans ce roman. Tout dit, mais quoi ? Quel étrange secret vital recélait ce texte ? Je l’ignorais. Je ne devais le découvrir qu’une dizaine d’années plus tard… Toutes les nouvelles écrites pendant ces années, après les Aveux les plus doux, n’avaient fait que préparer l’écriture de ce roman. Des ébauches, des vocalises, des gammes, auxquelles je consacrais tous mes loisirs tandis que je suivais les cours d’économie de la faculté d’Assas et ceux de politique de la rue Saint-Guillaume.

Je commencerai l’année suivante un second roman, L’Énigme du lac d’agrément, qui restera inachevé. J’en reparlerai plus loin.

La fin de l’inspiration ne provoqua en moi aucun désarroi, au contraire. Je me sentis libéré. Guéri, devrais-je dire, tant il me semblait que l’écriture était le symptôme d’une maladie intérieure grave, le marqueur d’une difficulté à « être au monde » au premier degré. Lassé de la solitude de l’écriture, je décidai de partager des émotions concrètes avec d’autres, de vivre justement au premier degré, comme quelqu’un qui sort d’une longue maladie et découvre le monde, les autres.

C’est ainsi qu’en 1981, je suivis les cours de théâtre qu’un ami comédien donnait dans une maison de jeunes de Créteil. Au bout de deux saisons, je quittai ce cours et j’entrai dans une troupe amateur de Saint-Maur, la Manivel. Quel bonheur de vivre sur scène des émotions partagées ! Mais l’écriture n’était pas décidée à me laisser jouer en paix avec mes nouveaux camarades. Le professeur de Créteil me demanda d’écrire une pièce de théâtre pour l’audition de fin d’année et je collaborai deux ans plus tard avec la compagnie Manivel à l’écriture collective d’un nouveau spectacle, Fausse note à Broadway, tout en travaillant le jour à la SFP.

C’est dans la troupe Manivel que je fis la connaissance de Jean-Luc, qui s’occupait des éclairages pour la tournée d’été, et d’Isabelle.

Un temps, Jean-Luc et Isabelle eurent une liaison. Rue de Cambrai, dans ce grand duplex, nous formions une sorte de trio. On se voyait souvent, on organisait de grandes fêtes. Et puis Jean-Luc et Isabelle se sont séparés. Jean-Luc a déprimé. Isabelle a trouvé un nouvel ami, mais le pauvre garçon ne put rien contre l’omniprésence, dans l’esprit d’Isabelle, d’un autre homme, moi en l’occurrence !

Irruption des vies antérieures

Ce samedi de juin 1987, je téléphone à Isabelle :
— J’ai quelque chose à te dire !
Elle me répond aussi sec :
— Moi aussi !

Elle arrive chez moi quelques instants plus tard, tout excitée. Elle m’explique que depuis quelque temps déjà elle s’interroge sur la nature de notre relation. Que suis-je au juste pour elle ? Un ami ? Un amant ? Un frère ? Rien de tout cela ne colle avec la réalité profonde du sentiment qu’elle éprouve pour moi et qui ne semble pas actuel. Contre toute évidence, elle me considère comme son mari. Un très ancien mari, avec lequel elle semble mariée depuis si longtemps que cela dépasse les limites de cette vie-ci. Nous sommes mari et femme depuis la nuit des temps, unis pour l’éternité. Cette union ne fait aucun cas du vécu réel de notre relation d’alors. Elle a beau passer d’un amant à l’autre, rien n’y fait, elle n’oublie jamais son mari éternel et me revient toujours.

Qu’ai-je à lui dire de mon côté ? Je viens d’achever la lecture du livre de Patrick Drouot Nous sommes tous immortels où il décrit notamment sa méthode pour faire régresser dans les vies antérieures. C’est le premier livre que je lis sur la réincarnation. Je ne me souviens plus précisément pourquoi l’envie m’est venue à l’époque de le lire. Mais tout est si mystérieux dans cette aventure…

Nous sommes tous immortels de Patrick Drouot.

Cette lecture m’a profondément troublé car la « petite histoire » qu’il demande aux personnes de dérouler mentalement pour retrouver les souvenirs de leurs vies antérieures ressemble comme deux gouttes d’eau au début de ma nouvelle Le Temple [2], précisément celle que j’ai écrite quasiment en écriture automatique. C’était un après-midi de juillet 1971. Je me suis assis à mon bureau, j’ai pris une feuille de papier et un stylo. Et aussitôt une phrase est venue : « J’entrai par hasard dans le temple, répondant comme à son appel ». La suite de cette nouvelle très mystérieuse est sortie d’une traite, sans que j’en comprenne le sens profond.

En constatant cette similitude, j’ai tout de suite eu l’intuition qu’il existait une étroite liaison entre les vies antérieures et mes récits. La nouvelle raconte d’ailleurs l’histoire d’un chercheur qui pénètre dans un temple construit en pleine nature et y découvre une galerie circulaire avec accrochés aux murs les portraits de personnages peints à différentes époques, de l’âge des cavernes à aujourd’hui !

Le livre soulève en moi des interrogations profondes au sujet d’Isabelle. Patrick Drouot explique en effet que, très souvent, nous retrouvons des personnes qui ont joué un rôle important dans une ou plusieurs vies antérieures. Il arrive que la « position » de ces personnes change. Ainsi, une sœur devient notre mère, un père réapparaît en frère. Quatre ans après moi, ma mère a eu une fille, qui est morte à la naissance. Isabelle est peut-être la réincarnation de cette sœur. Au nom de notre serment d’amour éternel, elle a peut-être voulu me retrouver en choisissant de s’incarner dans ma famille. Puis, jugeant que ce n’était pas une bonne idée, elle se serait ravisée, et aurait décidé finalement de s’incarner dans une autre famille pour me retrouver par un biais différent.

Rien, bien sûr, n’appuie une telle hypothèse, mais je la ressens profondément en moi. Qu’est-ce que la vérité, au fond, dans ces domaines hautement incertains ? Le psychologue Carl-Gustav Jung considère qu’est vrai ce qui agit en nous. Il existe de très nombreux domaines où nous ne pouvons disposer de preuves matérielles, mais si quelque chose agit en nous, influence notre comportement, modèle notre vision du monde, s’impose à nous avec force et résiste à l’usure du temps, alors on peut dire que c’est « vrai ». Gérard de Nerval, dont je reparlerai abondamment, n’a-t-il pas écrit dans Aurélia : « Je crois que l’imagination humaine n’a rien inventé qui ne soit vrai, dans ce monde ou dans les autres. »

Je confie à Isabelle les idées que la lecture de Patrick Drouot m’a inspirées. Elle n’est pas surprise. Et c’est un moment très intense, très émouvant. Soudain, nous sentons que nous ne sommes plus prisonniers d’une vie unique. Nous nous percevons comme des voyageurs du temps, qui font tout pour se retrouver d’une vie à l’autre, malgré tous les obstacles, l’amour les aimantant de nouveau l’un vers l’autre.

Nos âmes savent-elles à l’avance dans quelles circonstances elles vont se rencontrer ? Est-il impossible que nous nous manquions ? Pourrions-nous vivre les uns sans les autres ?

Tout au long de cette aventure, j’ai pu identifier avec précision les individus que j’ai rencontrés dans des vies antérieures et en quelles circonstances je les ai retrouvés ; chaque fois que nous nous sommes « reconnus » (car la reconnaissance a été réciproque, même avec des individus peu portés sur les mystères de l’au-delà), j’ai ressenti une très intense émotion, presque un vertige. Notre vie actuelle semble n’être qu’une escale. Et qu’il est doux d’y retrouver d’anciens amis ! Doux aussi de se dire qu’on les retrouvera à la prochaine escale. Ils seront notre frère, notre père, notre femme, notre mari, un ami, un patron… Qui sait ? On s’émerveille de voir à quel point l’amour guide nos existences, quels trésors d’ingéniosité, de hasards et de coïncidences il déploie pour nous permettre de retrouver les êtres qui nous sont chers, se jouant des obstacles et des distances.

Pour l’heure, nous n’avons pas beaucoup d’outils, assis sur le canapé du vaste séjour de la rue de Cambrai, pour déterminer où nous avons pu nous rencontrer autrefois, sinon notre intuition, que nous savons grande chez l’un comme chez l’autre. C’est un premier pas très important. Je ne pense pas que mon aventure serait allée très loin si je n’avais pas, ce jour-là, décidé d’affûter cet outil essentiel de l’aventurier des mondes invisibles. Impossible de parcourir ces contrées incertaines avec nos modes de pensée habituels. Il faut en adopter de nouveaux. L’intuition est le premier d’entre eux. Il faut regarder désormais ce qui se présente non plus avec notre intelligence, mais avec notre cœur.

Des images nous reviennent, à l’un et à l’autre, comme autant de pièces d’un puzzle à reconstituer. Sans émettre le moindre jugement (nous ferons le tri après !), nous laissons venir à nous les impressions, les images qui s’associent spontanément à ce motif de base : dans quelle vie avons-nous déjà été mari et femme ?

Isabelle est très marquée par la vision d’un avion prenant feu en vol. Cet accident la tourmente beaucoup, car elle se demande s’il s’agit de la réminiscence d’une vie antérieure ou de la prémonition d’un événement à venir. Elle prend toujours l’avion avec appréhension, même si, apparemment, dans sa vision, elle ne semble pas périr dans cette catastrophe. Un point ne fait pas de doute : l’avion dispose de moteurs à hélices et non de réacteurs modernes. La scène se situerait donc dans le passé. Mais comme des avions de ce type sont encore en exploitation, rien n’est sûr.

L’évocation de cet accident me renvoie au drame que j’ai vécu en 1973, un drame qui explique sans doute pourquoi, en cette année 1987, l’au-delà se manifeste soudain dans ma vie.

Et le Soleil est noir

Un de mes amis de l’époque, Christophe, est un passionné d’aviation. Il passe son brevet de pilote dans un aéro-club de Lognes, en Seine-et-Marne, tout près de Lésigny où mes parents ont emménagé en 1969. Il m’entraîne souvent dans ses voyages, car j’ai une voiture. Intérêts croisés. Je le conduis à l’aéro-club, il me conduit dans les airs. Je suis son chauffeur, il est mon pilote. J’appelle cela « mon école de courage ». Et il en faut, du courage, beaucoup même, pour voler à bord de ces petits avions. Les sens sont tellement perturbés dans les virages, les montées et les descentes — abusés, même. Comme il a déjà accompli un grand nombre d’heures de vol, il a le droit d’emmener des passagers. Avec certains de ses amis, il effectue des petits voyages le week-end. Avec moi, c’est différent, il effectue les exercices nécessaires à sa maîtrise du pilotage.

Christophe est pour moi un grand frère. Il n’a pourtant qu’une année de plus que moi, mais pour la maturité, il est à des années-lumière. Grand amateur de femmes, beau garçon d’une grande décontraction, il « carbure » à la vie et à ses plaisirs. Mais il sait aussi passer de longues heures studieuses à étudier ses cours d’aéronautique. Il veut devenir pilote de ligne. Peut-être un peu pour les hôtesses, sûrement pour les voyages, et aussi pour essayer de vivre un peu plus haut que le plancher des vaches. Pour financer son brevet de pilote, il travaille comme manutentionnaire dans la supérette de notre centre commercial. Il n’a pas beaucoup d’argent, mais le dépense toujours judicieusement. Cette capacité m’impressionne et me servira de modèle de comportement ensuite : posséder peu de choses, mais de qualité.

L’aéroclub de Lognes en Seine-et-Marne.

En mai 1973, Christophe projette d’entreprendre un tour de la Méditerranée en avion. Il me propose de venir avec lui, mais je passe mes examens de faculté et je ne peux pas m’absenter. Il part donc avec un autre ami. Il fait une escale au Maroc et séjourne au Club Méditerranée d’Agadir. Il se lie avec un couple de Français à qui il propose un baptême de l’air. Le couple accepte avec enthousiasme. L’ami va s’installer sur la plage. Au loin, le petit Cessna évolue au-dessus de la mer et effectue un petit battement d’ailes pour saluer l’ami qui les observe allongé sur sa serviette. Et puis, tout à coup, il se produit un incident, peut-être le carburateur qui a gelé. On ne saura jamais. L’avion part en vrille et pique dans la mer sous le regard horrifié des touristes et de son ami. Christophe et ses deux passagers meurent sur le coup.

Le choc pour moi est terrible. Pourtant, quand un voisin frappe à ma porte pour m’annoncer la terrible nouvelle, je sais déjà ce qu’il va me dire, avant même qu’il parle. Nous avions volé une dernière fois ensemble avant son départ. Je l’avais filmé. Sur la pellicule, étrangement, il m’avait semblé déjà parti pour d’autres rivages. Quelque chose en moi savait qu’il ne reviendrait jamais. Sa mort n’a pas été une surprise.

Dans les semaines, les mois, les années qui ont suivi, j’ai écouté en boucle la chanson Soleil noir de Barbara :

Mais la terre s’est ouverte / Là-bas, quelque part
Mais un enfant est mort / Et le soleil est noir
Et c’est le désespoir.

Je ne me suis jamais remis de la mort de Christophe. Des années durant, elle a hanté mon existence. Je me sentais l’obligation de vivre pour deux. Lui qui aimait tant la vie, il était parti, et moi qui regrettais tant d’être né, j’étais toujours là. Sans cette mort, peut-être, je n’aurais pas manifesté autant d’audace à certains tournants de ma vie. Chaque fois que j’ai dû prendre une décision importante, j’ai pensé à Christophe. J’ai considéré que je n’avais pas le droit d’hésiter. Il me fallait sauter le pas. Oser.

À partir de cette époque, l’aviation est souvent revenue dans ma vie. Ainsi, par le plus grand des hasards, quatorze ans après sa mort, on me confie en mai 1987 la production d’une série qui raconte le parcours semé d’obstacles d’une jeune fille qui veut devenir pilote de ligne. Pendant toute la préparation et les repérages du tournage, je suis ainsi amené à mettre mes pas dans ceux de Christophe. Je retourne dans des aéro-clubs, je vole de nouveau à bord d’un Cessna, je visite l’ENAC, l’École Nationale d’Aviation Civile de Montpellier, où je croise des apprentis pilotes, portraits crachés de Christophe. Ce sont pour moi des moments intenses d’émotion, et de trouble aussi, comme si je visitais, pour lui, peut-être même avec ses yeux, avec son cœur, les lieux qui lui seraient devenus familiers s’il avait vécu ; comme si, le temps de cette préparation, son âme avait « migré » en moi.

La suite de mon récit montrera à quel point, quatorze ans après, j’étais encore marqué par ce décès, qui avait brisé quelque chose en moi. Suivre le chemin qu’il aurait dû emprunter a ravivé ma douleur. Est-ce pour cette raison que je m’intéresse à l’époque au livre de Patrick Drouot et à la réincarnation, avec peut-être au fond de moi l’espoir un peu fou de retrouver un jour Christophe sous une nouvelle enveloppe… ? C’est possible.

Pendant plusieurs heures, Isabelle et moi nous voyageons ainsi dans le temps, dans l’espace, dans l’éternité de nos vies, envisageant toutes sortes d’hypothèses. Nous confrontons nos préférences pour tel ou tel pays, pour telle ou telle époque, pour telle ou telle situation. Nous laissons libre cours à notre intuition. La plus forte probabilité est sans doute une vie d’ambassadeur, avec de nombreux déplacements, des pays qui nous accueillent, mais où nous ne sommes que de passage. Une vie de villégiatures successives, luxueuses, une vie de voyages, d’avions et de fêtes.

Il nous faut pousser plus avant notre enquête, tenter de retrouver avec plus de précision, chacun de son côté, notre précédente vie commune. Une force naît en nous qui nous conduit vers la réincarnation. Ce jour-là, pour nous, la mort cesse d’être une fin.

À partir de ce jour, les événements s’enchaînent très vite et le « hasard » organise une suite incroyable de rencontres qui, chacune, vont m’amener à franchir un palier décisif dans ma recherche. Le voyage commence.

La cité Michelet dans le 19e arrondissement de Paris.


[1Voir sur ce site le texte de ce roman.

[2Voir sur ce site le texte de cette nouvelle.





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