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Ces vies dont nous sommes faits

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Et les fils de Bruce Lee
 et de Jean-Claude Van Damme
 devinrent mes amis

Pendant des mois, je ne comprends pas bien à quel sport « jouent » ces jeunes avec autant de vigueur et de ténacité. On me parle de karaté, de full-contact, de boxe américaine, de kick-boxing, de muay thaï, de boxe thaïlandaise, de boxe française, de savate… quelle bouillie ! Pour moi, tout cela se ressemble un peu. Je cherche des écrits, j’achète des ouvrages techniques, mais je suis un peu déçu. Les livres sont surtout remplis de photos montrant les techniques, avec une vague préface.

Après de longues et minutieuses recherches, je finis par découvrir que tout commence dans les années 70 avec les films dits de karaté, et notamment ceux du célèbre Bruce Lee.

L’acteur fascine la jeunesse. Pour affronter le monde, il n’a rien d’autre que ses qualités physiques, et grâce à elles, il peut défier les puissants. Tout un symbole pour des générations entières de laissés pour compte qui n’ont rien d’autre que leur corps pour affronter la vie : une culture en miettes, pas d’argent, pas d’instruction, pas de relations. Tous les jeunes que je rencontre me citeront Bruce Lee comme initiateur de leur passion pour la boxe pieds-poings. Il faut dire que les coups de pieds sautés très aériens (réalisés à l’époque sans trucage par un sportif hors pair) ont de quoi fasciner ceux qui sont cloués au sol par la misère.

À cette époque, l’Occident s’intéresse beaucoup à l’Orient. Les déçus de la Révolution de Mai 68 ont pris le chemin de Katmandou. On découvre le yoga, le bouddhisme, la méditation transcendantale, et toutes sortes d’herbes et de champignons aptes à nous faire oublier la triste réalité de ces lendemains de fête ratée. Les Orientaux ouvrent leurs monastères et, craignant la disparition de leur sagesse, commencent à initier des Occidentaux. C’est ainsi que les arts martiaux débarquent en Occident. Certes, depuis les années 60, on connaît le judo, cet art martial consistant à déstabiliser l’adversaire et à l’immobiliser au sol, mais on pratique moins le karaté, art de la frappe. Pour une raison assez évidente : toutes les techniques sont mortelles ! On ne peut donc pas les porter pleinement. On s’arrête juste à quelques millimètres de la cible et le « maître » dit si vous avez tué ou non votre adversaire ! Frustrant.

En Asie, ce non-aboutissement des coups ne gêne pas, car l’art martial est avant tout un exercice de maîtrise de soi, de canalisation des énergies, de communion avec le cosmos. Certains Américains, en revanche, sont frustrés de ne pas pouvoir porter pleinement leurs coups. Ils inventent donc une pratique qui va leur permettre d’apprécier réellement leur capacité à nuire à autrui. Mais comme les coups sont mortels, les initiateurs de ces pratiques, par ailleurs marchands de matériel — rêve américain oblige — inventent des protections, aux mains et aux pieds. Ainsi naît le full-contact qui va être introduit en France par un champion de karaté, Dominique Valéra, qui le baptisera « Boxe américaine ». Aux USA, le succès du full-contact est immédiat, des compétitions sont organisées en reprenant certaines des règles de la boxe anglaise, des gants plus couvrants, un ring, des rounds, etc. Les dollars pleuvent et des champions mythiques naissent, connus des seuls spécialistes : Benny Urquidez, Bill Wallace, Joe Lewis, etc.

Les Japonais ne veulent pas être en reste et inventent une pratique concurrente du full-contact, le kick-boxing, en s’inspirant de différentes techniques, notamment la boxe française et le muay thaï, la boxe thaïlandaise. Et en bons commerciaux, les Japonais remplacent tous les termes asiatiques désignant les techniques par des mots anglo-saxons, beaucoup plus accessibles ! Front-kick, middle-kick, high-kick ou low-kick, c’est quand même plus parlant que mae-geri, yoko-geri, mawashi-geri ou gyaku-mikazuki-geri !

L’opération marketing est si bien menée que, très vite, le terme même de kick-boxing va désigner l’ensemble des boxes pieds-poings et pas seulement la pratique inventée par le Japon. Pourtant, des différences notables existent entre les deux sports. En full-contact, on ne peut porter des coups qu’au-dessus de la ceinture, alors qu’en kick-boxing, on peut porter des coups sur les jambes aussi.

Bruce Lee.
Le film Karate Tiger fait découvrir l’acteur Jean-Claude Van Damme.

La bataille fait rage entre le full-contact américain, très esthétique, et le kick-boxing, un peu « rentre-dedans ». L’Occident civilisé contre l’Asie mystérieuse et sournoise. Les premiers films de Jean-Claude Vandamme, acteur culte du full-contact, joueront sur cette dynamique du bon Américain et du méchant « Jaune ».

Comme le baiser du Prince charmant dans Cendrillon, cet engouement pour les boxes pieds-poings réveille la boxe française, un sport proche du kick-boxing, même si, diront les spécialistes, cela n’a rien n’a voir, rien n’a voir du tout, du tout.

Dans ce paysage qui semble se stabiliser avec, à ma gauche, le full-contact, à ma droite, le kick-boxing, et au centre, l’exception française, la boxe française, émerge une nouvelle technique, le muay thaï, l’art martial thaïlandais. Là, ce n’est plus un sport, c’est une culture, un univers. Un univers fascinant. Les combats se déroulent sur un fond musical lancinant. Les boxeurs exécutent une prière avant de combattre pour chasser les mauvais esprits. Les combats font l’objet de paris rentables. Dans le pays, chaque village a son camp d’entraînement. Les orphelins ramassés dans les rues sont propulsés sur les rings dès l’âge de dix ans. Et là, pas de protections de fillette, le corps doit être endurci pour constituer sa propre protection. Et tous les coups sont permis, coups de pied, coups de poing, coup de coude, coups de genou, et même projections au sol.

À mesure que le full-contact, le kick-boxing et la boxe française se développent dans tous les milieux sociaux, le muay thaï séduit de plus en plus de jeunes de quartiers. À cette époque, l’Occident s’éprend de la Thaïlande. Certains touristes s’y rendent pour ses magnifiques paysages, ses somptueux temples, ses affolantes masseuses et d’autres pour ses camps d’entraînement. Aller s’entraîner en Thaïlande, c’est plonger au cœur de la boxe pieds-poings, et combattre dans l’un de ses temples, le Lumpini stadium ou le Radjadomen stadium à Bangkok, c’est toucher le Graal.

Je résume ainsi ce que j’ai mis des mois à comprendre. Les boxeurs boxent et les écrivains écrivent. Pas facile de faire parler les boxeurs de leur sport. Just do it. L’intellectuel que je suis a besoin de comprendre. Alors, je commence à rédiger des fiches. Chaque fois que j’entends prononcer un mot, je le note et j’essaie d’en donner une définition. Je regroupe toutes les informations. La tâche est ardue, car chaque discipline a son vocabulaire et sa spécificité, dont elle est très jalouse. Pour le néophyte que je suis, tout se ressemble un peu, car il n’y a quand même pas une infinité de manières de trucider son adversaire d’un coup de pied, mais pour les spécialistes, les techniques divergent. L’esprit de chapelle règne en maître sur la boxe pied-poings. J’ai alors l’intuition qu’il faudra simplifier tout cela si l’on veut que le grand public s’intéresse à ce sport. Je me sens une mission œcuménique.

Cette exploration des origines de la boxe pieds-poings suscite en moi un grand intérêt car il est possible, sous l’angle de ce sport, de retracer le mouvement de vases communicants qui s’est opéré à partir des années 70 entre l’Occident et l’Asie. Si, pour vendre ses produits, les États-Unis nous ont d’abord vendu l’univers des cow-boys grâce à de remarquables films, on peut se demander si la Chine et le Japon, pour nous inonder de leurs produits, n’ont pas d’abord cherché à nous vendre leurs arts martiaux ! En France, les tensions qui se manifestent en permanence entre la boxe française-savate et les autres boxes pieds-poings venues de l’étranger sont un reflet impitoyable des difficultés de l’intégration des enfants d’immigrés.

Boxer avec les étoiles

Au-delà des techniques et de l’historique des disciplines, je m’interroge sur certains aspects déroutants de la boxe. Et je vois peu à peu se préciser la relation étroite qui unit le boxeur au ciel.

Il y a ainsi ce mystère bien connu de la quadrature du cercle. Le cercle symbolise traditionnellement le ciel (l’infini), et le carré le monde terrestre (les limites). La quadrature du cercle décrit l’effort louable de l’homme pour mettre un peu de spiritualité dans la matérialité. Or voilà que le ring, qui est carré, porte un nom qui signifie en anglais, anneau. Un carré, un cercle. Étrange. L’explication rationnelle est qu’autrefois les spectateurs des premiers combats de boxe portaient eux-mêmes une corde et délimitaient ainsi un cercle (ring) autour des combattants. Mais si cette appellation est restée, c’est sans doute que la boxe a quelque chose à voir avec la réunion du Ciel et de la Terre.

Puis je cherche l’origine des couleurs utilisées pour les « coins » du ring. Un coin rouge opposé à un coin bleu, et deux coins blancs, neutres. Les cordes elles-mêmes sont des trois couleurs, bleu, blanc, rouge. Pour un Français, ces couleurs sont familières puisque ce sont celles de notre drapeau national, mais tous les rings du monde ont les mêmes couleurs. Ces couleurs symbolisent en effet les opposés. Le bleu, c’est le froid ; le rouge, c’est le chaud. Le bleu et le rouge sont situés aux deux extrémités du spectre de lumière visible. Et bien sûr, symboliquement, le bleu désigne le ciel et le rouge la terre. Nous revoici encore dans un face-à-face entre les mortels et le divin.

La boxe est une représentation de l’affrontement de deux jumeaux, le bien et le mal. Du ciel et de la Terre. Jésus coin bleu, le Diable coin rouge. Et c’est toujours, quoi qu’il arrive, le bien qui triomphe du mal. Et le vainqueur brandit sa coupe vers le ciel après sa victoire, ce n’est pas pour la montrer au public, mais parce qu’il est le représentant du bien sur Terre. Par ce geste, comme je l’ai dit, il unit la demi-sphère que représente son Graal à la demi-sphère de la voûte céleste et cherche ainsi à former une sphère complète, symbole de perfection et aussi de totalité. Je ne suis pas sûr que tous les boxeurs soient conscients aujourd’hui de la portée symbolique de leur geste. Je pense même le contraire !

La boxe est le sport viril par excellence, même si de plus en plus de femmes s’aventurent sur les rings. Or, puisque nous sommes au rayon des opposés, nous constatons qu’il y a quatre coins dans un ring, mais seulement trois hommes présents : les deux adversaires et l’arbitre. Nos deux opposés et un personnage neutre. Pourquoi alors quatre coins ? Pendant la pause, les adversaires rejoignent leur coin, et l’arbitre va se positionner dans un des deux coins blancs. Il y a donc un coin vide. Pourquoi ? Parce que la boxe est, à la base, l’affrontement de deux jeunes mâles pour la suprématie sur le groupe et bien sûr la conquête d’une femelle. Cela peut paraître assez animal, et la plupart des boxeurs ne voient pas leur sport sous cet angle. Pourtant, le combat de boxeur détermine lequel des deux adversaires est le plus « mec ». Et à quoi sert d’obtenir ce statut au su et au vu de tout le monde, sinon pour séduire la jeune fille qui, dans le public, cherche un bon reproducteur ! Il y a de l’animalité là-dedans, mais c’est ainsi. Narcisse et Goldmund auraient sans doute été enthousiasmés, comme je l’ai moi-même été, de découvrir à quel point cette animalité à l’œuvre dans le combat se mêle intimement aux symboles religieux qui imprègnent ses rituels.

C’est donc la femme qui occupe les esprits pendant tout le combat, mais qui est absente physiquement. Sauf au moment des pauses. Les organisateurs, certainement lecteurs assidus de Jung ou guidés par leur inconscient, ont sans doute ressenti le poids de cette absence symbolique de la femme, et c’est pourquoi une ring girl très sexy passe pendant la pause pour annoncer le numéro du round suivant. Ainsi, nos quatre coins sont bien occupés. Jung peut dormir sur ses deux oreilles.

Pour moi, à ce moment de ma vie, après trois années d’une profonde ouverture spirituelle avec les régressions dans les vies antérieures, puis une ouverture au monde des symboles avec Jung, s’ouvre une nouvelle porte, me donnant accès à la dimension spirituelle du corps. Et je vais plus loin. J’achète des livres de préparation physique, je me plonge dans les manuels du brevet d’État d’éducateur sportif, dans les ouvrages sur la diététique, sur l’histoire du sport, sur le fonctionnement du cerveau, du corps humain. Je suis fasciné. Après le processus de transmutation de l’âme, je pénètre au cœur de la métamorphose du corps humain. J’engloutis des tonnes de documentation sur le fonctionnement de l’appareil musculaire, je fais la connaissance du terrible acide lactique qui paralyse les muscles dans l’effort, j’examine les principes du développement physique par l’alternance raisonnée des entraînements et des récupérations. Le système nerveux, le squelette, les muscles, les articulations, les principes du mouvement des os, la respiration, le système sanguin… je passe tout le corps humain en revue. Je m’efforce, dans un ralenti cinématographique, de décomposer, milliseconde par milliseconde, ce qui se passe chez le boxeur au moment où il lance une attaque des pieds ou des poings. C’est passionnant ! Tout va si vite sur le ring ! Comment un être humain peut-il en une fraction de seconde deviner d’où va partir le coup adverse, anticiper la trajectoire de ce coup, décider de la réponse la mieux adaptée : esquive ou riposte, calculer la trajectoire de son propre coup, le tout avec une « cible » mobile et un corps lui-même en mouvement ? Me voilà confronté à l’extraordinaire complexité de la mécanique humaine. Comment ai-je pu passer à côté de ces merveilles pendant tant d’années ?

Tout ceci reste naturellement très cérébral, mais dans mon cas c’est déjà beaucoup ! Quelques mois auparavant, le corps n’existait pas du tout pour moi.

Je découvre aussi à quel point la boxe met en jeu les ressorts les plus intimes de la condition humaine. Ce n’est pas pour rien que ce sport a toujours fasciné les écrivains et les metteurs en scène. Le boxeur est une représentation de l’essence même de l’homme face à la vie. Il en est l’expression la plus épurée, la plus crue aussi. Et son combat sur le ring est comme un raccourci saisissant de notre existence, de nos petits combats quotidiens. D’ailleurs, de nombreuses expressions que nous employons couramment sont issues du vocabulaire de la boxe : baisser sa garde, avoir du punch, se casser le nez, se retrouver K.-O. debout, être sonné, esquiver, contrer, être sauvé par le gong, jeter l’éponge, l’emporter au finish. Sans que nous en ayons conscience, la boxe accompagne les moments les plus intenses de notre existence et nous délivre des enseignements utiles à notre survie sur Terre. À l’image de la vie, la boxe est à la fois très simple dans son principe et incroyablement complexe dans sa mise en œuvre.

Ainsi s’assemblent les premières pierres de ce qui va devenir deux ans plus tard Le Dictionnaire de la boxe pieds-poings, un ouvrage complet où je vais définir plus de trois cents mots essentiels de ce sport, dans tous les domaines : les différentes disciplines, l’entraînement, les coups, les stratégies et tactiques du combat, les aspects physiques, psychologiques et même sociaux de cette pratique. Mais j’anticipe…

Depuis des mois, j’accompagne Abel et les jeunes du club dans leurs compétitions, un peu partout en France, dans des villes très improbables : Élancourt, Montigny-lès-Cormeilles, La Roche-Molière, Bezons, Fontenay-sous-Bois, Persan… Il y a au moins un événement tous les quinze jours. C’est une période très active pour la boxe pieds-poings et je prends de nombreuses photographies.

Un an a passé depuis ma première venue à Meaux pour l’opération Ciné-Quartiers. Je suis désormais bien intégré dans le club de Khalid. J’ai noué avec les jeunes des liens profonds, amicaux. Je décide donc qu’il est temps d’aller m’installer à Meaux. Et, une fois de plus, le hasard va me faciliter les choses…

Un jour de juin, je me rends à la salle de la rue de Fublaines et je stationne en face d’une boutique. Sur le rideau baissé, je lis une affichette : « Boutique à louer » ! L’endroit est idéal, la salle d’entraînement est située juste derrière. Difficile d’être plus près ! J’appelle tout de suite le numéro qui est indiqué sur l’affichette et j’explique à mon interlocuteur que je souhaite louer sa boutique pour y habiter. À ma grande stupeur, je découvre que le propriétaire de la boutique possède aussi… la salle d’entraînement de Khalid !

Des discussions s’engagent. La boutique est mal située et les commerces qui s’y sont installés n’ont pas bien fonctionné. Le propriétaire se dit qu’après tout, autant la louer comme habitation. Au moins de juin 1994, je signe donc mon contrat de location. Me voilà Meldois.

Malheureusement, l’endroit n’est pas du tout équipé pour y vivre. Il y a la boutique en bas, un bureau à l’arrière avec un WC, et une grande pièce à l’étage. Je décide de tout réaménager. Je me découvre un talent insoupçonné de bricoleur. J’aménage une salle de bain, une cuisine, des rangements à l’étage. Le chantier va durer trois mois, trois interminables mois. Félix, le boxeur antillais que j’ai accompagné à Dinard, m’aide dans les travaux. Il a un frère aîné, Philippe, qui est aussi boxeur. J’ai fait sa connaissance un mois plus tôt. Il vient de décrocher le titre de champion de France de muay thaï. Il me donne un coup de main pour la peinture. Ce sera le point de départ d’une longue amitié qui dure encore aujourd’hui.

Félix et Philippe, deux boxeurs Antillais. Je ne peux m’empêcher de repenser aux deux frères noirs qui s’entraînaient à la boxe pieds-poings sur leur balcon, dans la cité Michelet. Je suis bien passé de l’autre côté du miroir. Les projections de mon inconscient prennent vie les unes après les autres.

Début octobre, je peux enfin m’installer dans la boutique. Au rez-de-chaussée, j’ai aménagé un séjour dont tous les meubles sont démontables ou pliables. Cela dégage ainsi une vaste surface que je peux transformer en studio photo. Au premier, le grand espace accueille un lit dans un coin et mon bureau. J’ai conçu ce lieu comme une « totalité ». Il s’organise autour des trois éléments qui constituent les fondements de mon existence depuis 1959 : la photographie, l’écriture et la boxe.

Que rêver de mieux ? La salle d’entraînement est juste derrière ma maison. Une petite porte dans le séjour débouche sur une courette où l’on a accès à la salle. Mon voyage prend fin. J’ai enfin trouvé « mon pays ». Je ressens un grand sentiment de plénitude. Je suis réellement là où je dois être et je mène une vie centrée sur ce qui compte le plus pour moi.

De même que le destin a amené Gustave Leforestier au château de Prunet pour qu’il compose un requiem, je sens bien que le destin m’a conduit à Meaux pour que j’explore la boxe et les cités. Me voilà en immersion totale, avec deux guides, deux incarnations de l’ombre : Abel pour la boxe et Félix pour la vie quotidienne dans les quartiers.

Ma maison devient rapidement le rendez-vous des boxeurs. Je réalise régulièrement leurs portraits pour les affiches de leurs galas. Je vis au rythme des compétitions de boxe pieds-poings. Tous les quinze jours au moins, je participe à un gala, qu’il s’agisse des différents tours des championnats de France de full-contact ou de kick-boxing des élèves du club, ou les compétitions internationales d’Abel. Je réalise ainsi des reportages photographiques pour l’association de Khalid ou même pour des revues de boxe pieds-poings.

Je me lie d’amitié avec Azouz, un boxeur d’origine marocaine qui vient d’émigrer en France et a acquis récemment la nationalité française. Je l’ai rencontré à l’occasion des Opérations Prévention Été. Il est champion de France de full-contact, mais sa vraie passion c’est le body-building. Il me fait découvrir la salle où il s’entraîne porte Maillot et je réalise avec lui mes premières photographies de body-building. C’est à son contact, et au contact des « gros » de sa salle, que je vais peu à peu être amené à voir dans ce sport une transposition sur le plan physique de la métamorphose de l’âme, et sans soute la pratique sportive dominante de l’Ère du Verseau. Avec lui, je boucle les projections qui s’étaient manifestées dans les tours face à mon bureau rue de Cambrai : les deux Arabes, les deux Noirs et le body-builder.

Je rencontre régulièrement Khalid dans la salle. Un jour, il me dit : « Devine où je dîne ce soir ? ». Après un petit temps, il enchaîne : « Je suis invité par le Prince Albert de Monaco à un dîner de gala. Je te raconterai ». Effectivement, le lendemain, je le retrouve au même endroit et je lui demande comment s’est passé son dîner princier. Il en est encore tout retourné. Évidemment, la présence à table du jeune fils d’émigré marocain, multiple champion du monde de full-contact, figure emblématique de la banlieue, n’est pas passée inaperçue. Il a fait l’objet de toutes les curiosités. Le charisme de Khalid a joué à plein auprès de ces têtes couronnées et fortunées qui l’ont assuré de son soutien s’il avait besoin de quoi que ce soit. Ce récit me convainc que Khalid est bien la réincarnation d’un chah d’Iran. Quel autre jeune des cités aurait eu assez d’aisance pour briller dans une telle circonstance… ?

Et notre scénario ? Nous n’avons pas avancé, ni Khalid ni moi.

De mon côté, plus je suis immergé dans la vie quotidienne des jeunes des cités, plus je mesure la difficulté qu’il y a à traduire leurs souffrances, les obstacles de toutes sortes qu’ils rencontrent, les pièges qui leur sont tendus par les adultes. Et puis, ils sont si différents les uns des autres ! On dit « les jeunes des cités », parce qu’ils ont beaucoup de points communs et vivent des situations très similaires du fait de leurs conditions de vie. Mais aucun de jeunes ne ressemble à un autre. Chacun d’eux véhicule un univers à lui tout seul. Ils sont toujours surprenants, originaux, imprévisibles aussi. Comment rendre cette richesse de personnalités et de vécus dans une fiction ?

De son côté, Khalid traverse une phase de doute, qu’il me fait partager quand nous nous rencontrons. À force de fréquenter les hommes politiques de tous bords, il a fini par douter qu’ils soient réellement décidés à trouver des remèdes aux problèmes des banlieues. En juillet 2009, il écrira dans son blog :

Aujourd’hui, beaucoup d’acteurs de terrain sont désabusés. Trop de promesses électorales non tenues ont discrédité le discours politique. Le vrai danger serait de baisser les bras. [...] Cette année, cela fera 25 ans que j’ai créé Sport Insertion Jeunes. Que d’actions menées pour atteindre encore et toujours le même objectif : améliorer la vie des autres, de ceux qui me ressemblent tant dans leur histoire que dans leurs obstacles. Après tant d’années de combat, je constate que rien n’a changé. Pire, la situation est plus grave encore. Le temps n’est plus à la démagogie du « tout répressif » ou à l’angélisme « du tout préventif ». Depuis trop longtemps, la banlieue et ses problèmes servent les intérêts politiques ou financiers de quelques-uns. Il est du devoir de l’État, des élus de ne pas laisser proliférer les « zones de non-droit » et d’agir pour harmoniser la vie dans les banlieues. Pour le bien de tous.

Désabusé. C’est le mot juste. À quoi bon se lancer dans l’aventure d’un film ? Nous sommes tacitement d’accord l’un et l’autre pour passer à autre chose. Je ne regrette pas le temps et l’énergie consacrés à ce projet. Il aura été pour moi le petit bateau sur lequel pendant deux ans j’ai navigué pour passer d’une rive de ma destinée à l’autre. Me voici arrivé à bon port et le bateau n’a peut-être plus d’utilité. Mais, après tout, l’avenir peut réserver des surprises…

Ma réputation de photographe se répand à Meaux et des amis des boxeurs me demandent de leur tirer le portrait dans mon studio. Sans intention précise, juste pour avoir de bonnes photos d’eux, souvent pour immortaliser leurs efforts dans les salles de musculation. Parfois aussi pour envoyer un souvenir flatteur à la famille restée au « bled ». Ils ont en général de bons physiques et ces séances sont des moments agréables, où je m’emploie à donner d’eux une bonne image, à les valoriser. J’ai vu trop de photos de boxeurs ou de jeunes de cités destinées visiblement à faire peur aux bourgeois. Avec mes portraits, je veux faire oublier ces caricatures. Je me sens habité par une mission, redresser leur image. En fait, juste les montrer comme ils sont.

Je n’habite pas à Beauval ou à la pierre Collinet, les cités de Meaux, mais j’y passe beaucoup de temps. J’y fais mes courses, je vais souvent déjeuner dans la cafétéria de Casino, dans le centre commercial de la Verrière.

Depuis le gala de Dinard, Félix s’est comme scotché à moi. Il ne me lâche plus. Il m’a adopté. Au fil des jours, il m’intègre dans son quotidien. Un soir, il m’invite à dîner chez son père, Henri, un sacré bonhomme, qui a eu fort à faire avec ses trois garçons. Outre Félix et Philippe, il y a Denis, le plus jeune, qui fait son service militaire chez les parachutistes, comme son frère aîné. Il vient d’avoir dix-huit ans et a déjà un fils. Lui, sa passion, c’est plutôt la boxe anglaise. Élever seul ces trois garçons n’est pas un long fleuve tranquille. La mère a faussé compagnie à toute la famille quelques années auparavant et il a fallu faire avec, c’est-à-dire sans. Henri m’a préparé un plat incroyable, une spécialité antillaise, à base de crabe. Mais, le coup de théâtre est à venir : Félix, à peine les présentations faites, me laisse en tête à tête avec son père ! Je découvre un homme plein d’humour, de philosophie aussi… Il le faut bien avec de tels gaillards à surveiller. Combien de fois est-il allé au commissariat rechercher l’un ou l’autre de ses garçons. Les policiers le connaissent bien. Ce sont généralement des broutilles qui les ont conduits au poste. N’empêche, Henri se demande tous les matins comment va se terminer sa journée ! Au milieu du repas, il me fait une confidence : il est persuadé qu’il mourra assassiné d’un coup de couteau sur une plage aux Antilles ! Quel plaisant dîner ! Dans les cités, on ne fait pas de quartier ! Je pense alors à la fable Le Bûcheron de la Fontaine :

Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée, / Sous le faix du fagot aussi bien que des ans / Gémissant et courbé marchait à pas pesants, / Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée. / Enfin, n’en pouvant plus d’effort et de douleur, / Il met bas son fagot, il songe à son malheur. / Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ? / En est-il un plus pauvre en la machine ronde ? / Point de pain quelquefois, et jamais de repos. / Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts, / Le créancier, et la corvée / Lui font d’un malheureux la peinture achevée. / Il appelle la mort, elle vient sans tarder, / Lui demande ce qu’il faut faire / C’est, dit-il, afin de m’aider / À recharger ce bois ; tu ne tarderas guère. / Le trépas vient tout guérir ; / Mais ne bougeons d’où nous sommes. / Plutôt souffrir que mourir, / C’est la devise des hommes.

Henri mourra cinq ans plus tard, non pas d’un coup de couteau, mais de maladie.

Autre dîner mémorable, un anniversaire qui réunit autour d’une table une douzaine d’invités. La moitié sont des délinquants, l’autre moitié des agents de sécurité ou des médiateurs de proximité ! Gendarmes et voleurs trinquent ensemble en toute amitié ! Je suis installé à un bout de la longue table, et à l’autre bout, juste en face de moi, le caïd de la cité, qui raconte ses exploits, un homme jeune, râblé, musclé. Comme la plupart des convives le connaissent bien, c’est plutôt à moi qu’il s’adresse, moi qui suis vraiment aussi à l’aise qu’un extraterrestre dans une crêperie bretonne. C’est à moi qu’il raconte avec force détails les derniers mois qu’il a vécus en prison, les accords qu’il a passés avec des gardiens pour « régler son compte » sous les douches à un autre détenu, en échange de petits services. Il est couvert de bijoux : bagues aux doigts, à tous les doigts ou presque, gros collier en or sur une chemise largement ouverte. Normal, sa spécialité est le cambriolage de bijouterie. Deux filles se tiennent de chaque côté de lui, et boivent ses paroles. Les garçons qui sont là évoquent aussi leurs faits d’armes, histoire de ne pas être en reste, mais enfin cela fait désordre, d’autant que personne ne sait trop qui je suis. Notre hôte demande à chacun de modérer ses propos. Le caïd, qui n’a rien d’un gros dur, qui est au contraire très sympathique, pousse même le sens de la courtoisie jusqu’à servir le rosé à ses voisins. Et à un moment, voyant mon verre vide, il se lève, remonte toute la tablée et s’approche de moi : « Il ne sera pas dit que je ne t’aurai pas servi, toi aussi » lance-t-il bruyamment en remplissant mon verre. J’y vois un geste d’intronisation : Je suis des leurs !

Au fil des mois, des amitiés se nouent, notamment avec Philippe, le frère de Félix. Il souhaite reprendre ses études et je l’aide à monter un dossier auprès du CNED, l’organisme de cours à distance. Mais s’astreindre à des devoirs quand on a quitté depuis longtemps le système scolaire n’est pas facile. Après plusieurs tentatives, Philippe renonce et trouve un travail au CREPS de Montry. Là, on l’autorise à transformer une des caves en salle d’entraînement. L’endroit est tout petit, mais Philippe est heureux de pouvoir s’isoler quelques heures en fin de journée après son travail. Il a accroché au plafond un sac de frappe et une « poire ». Il met un fond musical rap et s’entraîne, le plus souvent tout seul. Échauffement, abdominaux, frappe au sac, musculation à la « poire ». Un jour, fasciné par ce rituel tellement solitaire, tellement secret aussi, je décide de filmer un de ses entraînements. J’ai l’impression d’avoir pénétré dans l’antre de quelque alchimiste. Bien plus encore que la salle de la rue de Fublaines, cette cave assez sinistre me fait penser à un chaudron où s’effectue une surprenante métamorphose physique, à l’abri des regards, pas tout à fait dans le silence, mais loin des bruits du monde. Ce face-à-face solitaire du boxeur avec son sac est fascinant. Le boxeur est un guerrier solitaire.

En 1995, Philippe est allé conquérir à Los Angeles la ceinture de champion d’Europe de boxe thaïlandaise. Quelques mois plus tôt, il s’est rendu seul en Thaïlande, s’est entraîné dans les camps et a défié un Thaïlandais au Lumpini stadium. Il l’a mis K.-O. et est devenu ainsi le premier Français à avoir mis K.-O. un Thaïlandais dans ce stade mythique. Il deviendra alors la coqueluche des Thaïlandais.

Je noue aussi une solide amitié avec Leonel, le fils d’émigrés portugais. Il est inquiet sur son avenir. Autour de lui, il ne voit que des jeunes au chômage, dans la désespérance, qui essuient refus sur refus, très souvent à cause de leur origine ethnique. Il se demande quelle chance il a de réussir sa vie. Il est convaincu qu’être fils d’émigré et habiter dans une cité le vouent à l’échec. Il faut dire qu’il n’a pas fait de bonnes études. Il a brillé dans le sport, qui est sa passion. Mais quand les feux du ring vont s’éteindre, que va-t-il se passer ? J’essaie de le rassurer : l’échec, dans les cités, n’est pas automatique, mais tous les jeunes ont cette idée en tête. Ils se sentent foutus d’avance. Leonel, plus tard, va effectivement tordre le cou à cette fatalité et entrer à Air France où, parlant portugais, il va assurer l’accueil des voyageurs brésiliens. Lui-même fera d’ailleurs plusieurs voyages à Rio de Janeiro, et bien sûr, plongera avec délice dans les eaux bleues de Copacabana. Il m’écrira une lettre très émouvante dans laquelle il m’avouera que lui-même, même s’il n’a pas manqué d’amour, et d’autres boxeurs de Meaux ont trouvé auprès de moi « ce qu’apporte un père à son fils : connaissance, confiance, écoute et partage ».

Félix, quant à lui, va très vite s’orienter vers la sécurité. Son grand jeu, aujourd’hui, quand je me rends dans les lieux nocturnes qu’il fréquente, est de me faire passer pour son père. C’est ainsi qu’il m’a présenté un soir à un patron de boîte de nuit ; il a même ajouté : « Si j’en suis arrivé là où je suis, c’est grâce à lui ». Ma surprise fut totale. Je me suis demandé ce que j’avais bien pu faire pour mériter un tel honneur. Félix m’a répondu : « Si tu n’avais pas été là, à qui aurais-je pu parler de mes affaires ? » C’était simple. Il était assez grand pour mener sa vie, mais il avait besoin d’un regard porté sur lui, d’une écoute attentive, d’un guide prêt à réagir s’il faisait fausse route.

Entouré de boxeurs, je vis réconcilié avec moi-même. Je me sens — et pour cause ! — très en sécurité avec eux. Pour eux, je suis tout à la fois conseiller pédagogique, coach sportif, assistante sociale, infirmier, éducateur, instituteur, confident, écrivain public, repère, tuteur, chauffeur aussi. Je comble comme je peux les carences importantes dont souffrent ces jeunes dans bien des domaines. Ils sont très sensibles au fait que, venant d’un milieu différent, je m’intéresse à eux. Ils se sentent tellement mis de côté, rejetés, incompris. Et puis, luxe absolu, j’ai tout mon temps à leur consacrer. Alors que dans leur entourage, chacun est uniquement préoccupé de lui-même et de sa survie.

La réalité que j’ai sous les yeux est douloureuse et, évidemment, baigné comme je suis dans cette réalité, j’en ressens le contre-coup. Je ne comprends pas comment la France a pu laisser s’installer et se dégrader une situation pareille. Pourquoi a-t-on diabolisé ces jeunes qui, pour l’immense majorité, ne cherchent qu’à vivre paisiblement loin de la misère de leur pays d’origine ? Pourquoi les a-t-on instrumentalisés, les agitant comme un chiffon rouge sous le nez des électeurs pour assurer sa réélection, au lieu de s’occuper d’eux ?

Je m’emploie, à ma modeste échelle, à apporter ce que je peux aux jeunes qui m’entourent. Le navire prend l’eau de toutes parts et je n’ai qu’une petite cuiller pour écoper, mais je ne me décourage pas. Pourtant, je vais être bientôt envahi par les plus noires idées… et par les animaux les plus répugnants qui soient…





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