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Ces vies dont nous sommes faits

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Balle au cœur

Dans l’atmosphère monacale des treize mètres carrés de la rue Boulard, je passe de longues heures à tenter de cerner le sens de mon destin. Une évidence s’est imposée à moi peu à peu. Je veux vivre de l’écriture. Il m’est impossible de revenir en arrière et d’exercer de nouveau des responsabilités administratives dans une entreprise.

Et puis, je n’ai plus le choix, après les expériences spirituelles que je viens de vivre. Je souhaite rester un peu en marge de la société. Je sens bien que je ne vais pas, cette fois-ci, me retirer dans un monastère pour le restant de mes jours, même si j’ai pu en avoir la tentation. L’intérêt que je porte aux banlieues m’amène à penser que je dois rester en contact avec la société, mais dans un rôle particulier, celui d’écrivain, en position d’observateur. Depuis longtemps, je sais que ma deuxième vie sera consacrée à l’écriture. Le moment est donc venu. Et cet appartement minuscule et tout blanc du 14e arrondissement me semble être le creuset idéal où ma métamorphose va s’accomplir. Mais écrire quoi ? Et comment ?

Je ne suis pas tenté par l’écriture de roman. Il me semble que j’ai tout dit dans La Partition de Morgenstein. D’ailleurs, ce roman est parti à la poubelle comme tous mes autres écrits. Je n’envisage pas non plus d’écrire de nouveau pour le théâtre. Cette page de mon destin est tournée depuis 1984. Mais il est un domaine que je n’ai pas encore pleinement exploré, c’est le scénario. À l’époque, je n’en ai écrit qu’un seul, Autodafé, précisément celui qui raconte les rapports étranges d’un jeune écrivain avec sa chambre d’étudiant toute blanche et son ami adepte de la course à pied. J’ai fait d’autres tentatives, lorsque je travaillais à la SFP, mais à l’époque on m’avait rangé dans la petite boîte des « administratifs » et on considérait mes projets d’écriture avec un sourire condescendant. D’ailleurs, à la télévision, presque tout le monde a un scénario dans le tiroir, et rêve de le faire réaliser. J’étais un de plus, c’est tout.

Pour réellement vivre de mes scénarios, il fallait que je disparaisse le temps de me débarrasser de mon étiquette d’administratif puis que je réapparaisse métamorphosé en scénariste. J’ai usé et abusé de mon cerveau gauche rationnel, je dois maintenant libérer mon cerveau droit émotionnel. C.-G. Jung a bien décrit ce processus. Pour lui, nous avons deux personnalités, une numéro 1 et une numéro 2. La numéro 1 est celle que nous exprimons dans le monde. C’est elle qui nous relie à la société et nous fait vivre ! La numéro 2 est notre personnalité secrète, intime, pas forcément très « sociable ». Lorsque nous avons épuisé les charmes de la personnalité numéro 1, comme c’est mon cas, on se tourne naturellement vers notre personnalité numéro 2. Comme celle-ci ne s’est pas encore frottée aux nécessités vitales, elle bénéficie d’une certaine fraîcheur. Elle apparaît souvent comme la solution, comme notre vraie personnalité, celle que nous aurions dû faire vivre au grand jour depuis longtemps ! Ainsi, le cordonnier abandonne son échoppe pour devenir poète. Mais alors qu’il vivait bien comme cordonnier, il sombre dans la misère comme poète.

Averti de ce danger, je suis prêt à un certain compromis : écrire, oui, mais pour la télévision. Autrement dit, trouver une forme d’écriture qui soit lucrative.

Un mur, cependant, semble se dresser devant moi. Placer un scénario à la télévision n’est pas facile. Certes, si cela arrive, c’est le jackpot, car les droits d’auteur sont très conséquents, compte tenu de l’ampleur de la diffusion. Mais ce n’est pas fréquent. Les téléfilms sont rares, et les séries sont en général squattées par une équipe de scénaristes qui pondent les épisodes régulière-ment. Et les nouvelles séries sont rares.

Ce mur face à moi est déprimant. Et pourtant, je fais partie du milieu !

Claude est très amie avec une réalisatrice de la télévision spécialisée dans les séries pour la jeunesse. Elle décide de lui faire lire ma pièce de théâtre Le Dépotoir, une étrange histoire qui met en scène un boxeur, son entraîneur et l’amant de la femme de celui-ci. Même si cette pièce, que m’avaient demandée des amis comédiens en 1986, n’a jamais vu le jour, elle est assez révélatrice de mon style. L’ambiance est très étrange : les personnages sont enfermés dans une prison dirigée par des femmes. Ils sont censés rester prisonniers tant qu’ils ne comprendront pas la psychologie féminine ! Les dialogues, surtout, sont très dynamiques. Pour les écrire, alors que jusqu’alors j’avais toujours eu un style très classique, je me suis inspiré de la façon de parler très populaire, pas très rigoureuse, de Bruno, l’ami accessoiriste.

La réalisatrice m’appelle quelque temps plus tard pour me dire tout le bien qu’elle pense de mes dialogues. Mais elle n’a pas de projets dans l’immédiat et cette piste ne débouche sur rien. Le mur se dresse toujours devant moi.

Mais les cités, dans tout cela ?

En 1990, face au désarroi des jeunes des quartiers, naît le mouvement des « grands frères ». Ce sont souvent des sportifs (mais pas toujours) qui ont connu une certaine réussite (mais pas toujours) et qui se substituent aux parents dans l’éducation des plus jeunes. Car il faut bien dire que les parents issus de l’immigration, principalement maghrébine, dans les années 60-70, sont complètement perdus dans la société française. Comme le montre très bien Patrick Weil, un spécialiste de l’immigration, tout a été fait pour qu’ils rentrent rapidement chez eux. Et tout le monde s’accorde là-dessus. Les intéressés eux-mêmes, qui ont gardé des attaches familiales au « bled », les responsables des pays d’origine qui ne veulent pas voir partir les plus actifs de leurs citoyens et la France, qui a besoin de ces travailleurs pour faire face au boom économique, mais ne souhaite pas qu’ils s’incrustent durablement. Dans les usines, on ne leur apprend pas le français, mais on leur donne des cours d’arabe. On les entasse dans des bidonvilles. On les laisse entre célibataires.

En 1974, Valéry Giscard d’Estaing autorise pourtant le regroupement familial. Cette décision, lourde de conséquences, réduit la tension au sein des travailleurs émigrés. Les femmes arrivent, avec souvent un ou deux enfants. Les bidonvilles sont détruits et les premières cités accueillent les émigrés. Et ces travailleurs se mettent à faire des enfants, beaucoup d’enfants, qui ne connaîtront pas le pays d’origine. La loi du sol, qui fixe la nationalité dans certains pays, n’est pas une fable. C.-G. Jung a très bien décrit que notre inconscient est pour une part lié au sol où nous sommes nés et où nous vivons. Il n’est pas indifférent, mondialisation ou pas, d’être né ici ou ailleurs.

Le rêve de tout travailleur immigré à cette époque est de gagner de l’argent et de rentrer au pays dès qu’il le pourra, en emmenant femme et enfants ! Malheureusement, ce rêve est souvent brisé. Les parents se rendent vite compte que leurs enfants sont totalement devenus français. Ils n’en ont pas tous la nationalité, mais ils en ont adopté le mode de vie. Et quand, l’été, ils se rendent au « bled », ils font mine d’apprécier ce moment de retour aux sources, mais sont quand même très contents de rentrer en France. D’autant que « ceux qui sont restés » les considèrent comme des Français — presque des traîtres.

Dans les années 80 s’installe donc une mésentente entre les jeunes des quartiers et leurs parents. Ces parents ont tiré un trait sur leur rêve de retour au pays, et personne ne les a aidés à s’insérer dans la société française. Ils sont là, ils savent maintenant qu’ils vont y rester, mais ils n’ont pas les clefs. Cependant, l’école française joue son rôle d’intégrateur. Les enfants d’émigrés savent lire et écrire en français. Ils remplissent donc souvent les documents administratifs ou scolaires à la place de leurs parents. D’où une perte d’autorité, et la décision des grands frères de prendre les choses en main. Ces aînés ont en outre un atout important, ils sont souvent nés dans le pays d’origine, ils y ont même vécu quelques années. Ils sont donc un « pont » formidable entre une culture et une autre. Dès les premiers incidents dans les cités, ils joueront un rôle de médiateur.

Ce monde de l’immigration maghrébine m’est totalement étranger. Mais je vais le découvrir à l’occasion d’une rencontre qui doit tout au hasard, naturellement !
Un ancien collaborateur de F. Productions, avec qui j’ai gardé le contact et qui connaît mon intérêt pour les banlieues, me présente un jour un jeune réalisateur, Aziz. Il a une trentaine d’années. C’est un garçon cultivé. Il a déjà réalisé des courts métrages et cherche un sujet de long métrage…

La venue d’Aziz dans ma vie me fait plonger brutalement dans les souffrances de l’immigration. Aziz, longuement, me raconte sa vie, son enfance au Maroc, son père très violent qui l’attachait au lit pour le fouetter, le poids des traditions, des interdits. Mais il me fait aussi découvrir les charmes de l’Orient, sa culture, ses légendes.

Reprenant un thème présent dans mon scénario Autodafé (une moto qui fait passer dans une autre dimension), je conçois pour lui une histoire proche du conte, que j’intitule Mille et une fenêtres, mélange des contes des mille et une nuits et de l’impression que me donnent la nuit les longues barres de HLM qui, à l’époque, défigurent les banlieues des grandes villes. Drôle d’idée d’imaginer des contes dans les cités difficiles ! En fait, tous mes écrits ont toujours baigné dans le fantastique, je me suis même fait une spécialité de mélanger le surnaturel et le quotidien. Sans doute parce que c’est dans cette atmosphère que je vis moi-même, surtout depuis 1987 et mon exploration des vies antérieures. Vivre quotidiennement dans un appartement hanté, entendre des « voix », se sentir guidé par le destin là où il faut, quand il le faut, ou sortir de son corps pour aller survoler sa rue… tout cela rend l’irruption du paranormal dans le quotidien assez naturelle !

La lecture de Jung n’a fait qu’amplifier cette propension personnelle ! Après Ma Vie, son autobiographie, j’ai lu d’autres ouvrages de Jung : Dialectique du Moi et de l’Inconscient, L’âme et ses symboles, L’énergie psychique, etc. Je baigne donc dans les symboles, dans les mythes et les légendes. Je ne peux pas m’empêcher de voir dans les cités de banlieue un univers mystérieux où toutes sortes d’événements magiques peuvent se produire. Sans doute parce que je n’y vis pas ! Les habitants de ces quartiers sont confrontés à de telles difficultés dans tous les domaines que je doute qu’ils les perçoivent comme moi. C’est sans doute à ce moment que je commence à percevoir la banlieue comme une transposition de l’inconscient sur le plan géographique.

La télévision consacre à l’époque de nombreux reportages à ces grands frères. Bien sûr, ce thème a un fort impact sur moi. Depuis la mort de Christophe et celle de mon frère Bernard, je suis moi-même un orphelin, sans un grand frère qui me guide et m’épaule, sans un initiateur. Je suis donc très sensible à ce mouvement, que j’observe avec attention.

Le plus surprenant est qu’Aziz lui-même est sensible à cette vision « magique » des cités. Nos discussions me permettent de tester ses réactions sur certains thèmes qui me sont chers, de valider certaines analyses. Son chemin est si pesant que nous commençons même à écrire un court récit sur sa vie, ses souffrances avec son père violent, son exil en France. Mais le récit est trop douloureux et nous abandonnons rapidement ce projet. Cette tentative m’ouvre néanmoins l’esprit à une idée simple : le chemin des enfants des cités est semé de douleurs. Derrière chaque sourire affiché (quand il veut bien s’afficher !) il y a une indicible souffrance, souvent gardée secrète par peur des railleries impitoyables des autres. Cela, je le garderai présent à l’esprit pendant des années.

De Mortefontaine à Clairefontaine

Ma situation financière devient vraiment préoccupante et voilà qu’un coup de fil vient me sauver ! L’amie réalisatrice de Claude m’appelle un jour de mai 1991. Elle est en train de travailler à un projet de série sur le football appelé Goal. C’est l’histoire de six jeunes apprentis footballeurs en formation dans le prestigieux centre de Clairefontaine, celui où s’entraîne l’équipe de France. Elle souhaiterait me tester sur le scénario d’un épisode ! Je la préviens tout de suite que je ne suis pas du tout, pas du tout, du tout, sportif et que je ne connais rien, mais rien, rien du tout au football. Cela ne semble pas la déranger :
— Tu sais, ce sont des adolescents de seize dix-sept ans qui vivent des histoires d’adolescents. Pour le football, il y a un conseiller technique. C’est Michel Hidalgo.

La série GOAL pour France 2 est mon premier scénario professionnel.

Bon. Je n’ai pas le choix. J’accepte. La réalisatrice m’envoie ce qu’on appelle la « Bible » de la série, le document qui contient les descriptions des personnages, leurs enjeux, leurs relations, les lieux à utiliser, les contraintes de temps, d’espace, etc.

Habituellement, pour ce genre de série, il est d’usage de concevoir d’abord un « synopsis » c’est-à-dire sur une page le résumé de l’intrigue. Quand ce synopsis est validé par la production, on passe alors à un « séquencier », c’est-à-dire la décomposition de l’action en séquences cohérentes par décor. Et quand ce séquencier est lui-même validé, on écrit la « continuité dialoguée », c’est-à-dire qu’on ajoute les dialogues dans les séquences. Tout ce processus prend du temps. Or, je sais que mon talent — celui que la réalisatrice a repéré — est dans les dialogues. Mais ils n’arrivent qu’en bout de course. Alors, je me lance un pari fou, écrire un épisode de vingt-six minutes en entier, en trois jours ! Pour emporter l’adhésion de la réalisatrice et de la production, je dois frapper un grand coup, montrer ce dont je suis capable.

L’un des personnages de la série, Luis Hernandès, joué par Frédéric Diefenthal, vient d’une cité. Ses parents sont des émigrés espagnols. Je pense alors à centrer mon épisode sur lui, naturellement, puisque je pense beaucoup aux cités à l’époque. J’imagine une double histoire : d’un côté, il tombe amoureux de la directrice du centre ; de l’autre, son jeune frère, qui est resté dans la cité et est suivi par un éducateur à cause d’actes de délinquance à répétition, fait encore des siennes. Je lance donc mon personnage dans un rôle de grand frère !

Je passe trois jours dans une folie totale. J’ai bien conscience que j’ai l’occasion, à ce moment-là, de pouvoir abattre le mur qui me sépare de ma nouvelle vie. Alors, je me donne à fond. J’écris sans discontinuer pendant trois jours et trois nuits. Et toute l’histoire me vient naturellement. L’intrigue amoureuse se marie très bien avec les incartades du frère de Luis.

Le quatrième jour, je me rends dans les locaux de la production, dans le 18e arrondissement, et je remets mon scénario à la réalisatrice. Elle me propose de revenir dans une heure ; je connaîtrai alors le verdict !

Je vais m’installer dans un café et j’attends que l’heure tourne. Je suis dans un état d’anxiété indescriptible. Mon avenir, que dis-je, mon destin, est en train de se jouer. Je n’ai aucun avis sur la qualité de mon scénario. Je n’ai pas eu le temps de le travailler en profondeur, bien sûr, ni de le faire lire. Il sort vraiment tout chaud du four quand je l’apporte à la production.

Une heure après, tremblant et ému, je reviens dans le bureau de la production. La réalisatrice me dit :
— C’est la première fois que l’on a sur cette série un scénario qui se tient !
En effet, plusieurs auteurs travaillent déjà sur la série et ont proposé des thèmes. Une douzaine de scénarios, sur les treize que doit comporter la série, sont en cours d’écriture. Mais la réalisatrice et la production ont quelques difficultés à les faire avancer. Et voilà que je débarque, avec un scénario tout bouclé. Le bonheur se lit dans les yeux des responsables de la série, car le tournage doit commencer en juillet prochain et la phase d’écriture est très en retard.

Je quitte la production en me pinçant. On va m’acheter mon scénario. Je suis devenu scénariste professionnel. Le mur est tombé. Et les sous vont enfin revenir… !

En rentrant chez moi rue Boulard, je prends du courrier dans ma boîte aux lettres et je le glisse dans une poche de ma serviette. Arrivé chez moi, je ressors le courrier et voilà qu’un petit carton jaillit des enveloppes et tombe sur le sol, à l’envers. Immédiatement, j’ai la conviction qu’il porte un message du ciel. Je me baisse, je le saisis, je le retourne. Stupeur ! C’est la carte que mes parents ont fait imprimer le jour de ma naissance. C’est mon grand frère Bernard qui parle : « Bernard est heureux de vous annoncer la naissance de son frère Christian ».

Je sais pourquoi cette carte est là. La serviette m’a servi à transporter des papiers lors de mon déménagement, mais évidemment, j’y vois un clin d’œil de mon grand frère, qui était un passionné de football. Le plus étonnant est qu’à aucun moment, quand on m’a parlé de cette série, je n’ai pensé à lui. Et pourtant, c’était tellement évident qu’il était derrière tout cela ! Je suis très ému, car c’est effectivement une « naissance » pour moi, une « renaissance » même. J’ignore encore la suite, mais avoir un scénario accepté est un bond en avant gigantesque. Très ému aussi parce que pendant toute notre enfance nous n’avons jamais réussi à nous comprendre. Il était dans son football et moi dans mes scénarios. Il ne nous arrivait jamais de jouer ensemble. Nous étions sur deux planètes aux orbites qui ne se croisaient pas. Et enfin nous voilà réunis. J’écris un scénario sur le football ! Quelle belle « union des opposés » ! Mon grand frère à moi m’a aidé à franchir le cap. Il m’a guidé et épaulé. Il m’a initié à son univers. Au-delà de la mort, nous avons pu enfin réaliser quelque chose ensemble.

C’était d’ailleurs le thème même de l’épisode : le jeune frère un peu paumé vient rejoindre son grand frère sur son terrain, celui du sport. Le thème caché de mon épisode, que la réalisatrice intitulera plus tard « Balle au cœur », était bien mes retrouvailles avec mon frère et l’irruption du sport dans ma vie. Grâce à une pièce de théâtre sur un boxeur, j’avais intéressé une production, et grâce à un scénario sur le football, j’étais passé de l’autre côté du miroir…

Se tenant accroupi avec un ballon, mon frère aîné Bernard, décédé en 1983 à l’âge de 36 ans, était un passionné de football.

Le sport et moi :
 un divorce par consentement mutuel

Je suis un être cérébral très mal à l’aise avec tout ce qui est physique. Pourtant, le sport est très souvent venu m’interpeller… Dans mon enfance, un problème de colonne vertébrale m’a interdit l’exercice physique, sinon sous contrôle médical. Je fus donc souvent « dispensé d’éducation physique ». J’allais régulièrement à la piscine pour muscler mon dos, je subissais aussi des séances de kinésithérapie et, plus tard, de musculation « corrective ». Tout ceci sans grand résultat, d’ailleurs.

Alors que pour mes camarades le sport était un jeu, il était pour moi un « traitement ». J’ai donc eu très vite en horreur les piscines et les appareils de musculation. Mais pour autant, je ne détestais pas le sport. Simplement, sa pratique m’attirait peu. N’étant pas très doué, je cherchais plutôt à éviter les situations humiliantes.

Au football, on me plaçait généralement au poste d’arrière. Quand je dis « généralement », j’exagère un peu, car je n’ai mis les pieds sur un terrain de football qu’une ou deux fois dans ma vie, et je crois que bien que le seul but que j’ai marqué dans ma brève carrière fut contre mon camp.

En revanche, j’étais assez doué au basket. Je me souviens d’ailleurs d’une certaine partie, après une longue absence des cours de gymnastique. Un match de basket était organisé contre les « grands » du lycée Charlemagne. Le capitaine de mon équipe, en voyant mon allure, m’avait tout de suite considéré comme un élément sur lequel il ne fallait pas trop compter. L’équipe adverse avait eu la même impression. Personne n’avait donc songé à me marquer. Or, par inadvertance, à un moment de la partie, la balle m’arriva dans les mains. Je sentis que mon quart d’heure de gloire était arrivé, car j’étais assez adroit au lancer de balle. Je me suis efforcé de ne pas paniquer, de me contrôler, de faire comme s’il n’y avait pas « les grands » à ma poursuite. Très tranquillement, sans susciter la moindre inquiétude dans l’équipe adverse, j’ai couru vers le panneau et, à la stupeur générale, j’ai marqué un panier. Le capitaine de mon équipe m’a adressé un clin d’œil satisfait.

Mais l’équipe adverse a considéré que ce succès devait tout au hasard et n’a pas songé à me marquer. Un peu plus tard, dans une autre phase du match, le capitaine de mon équipe s’est trouvé très entouré et, voyant que je l’étais beaucoup moins, et pour cause, il m’a délibérément passé la balle, avec la mission très clairement affichée de renouveler mon exploit. Et de nouveau, tranquillement, en essayant d’ignorer la meute de géants lancée à mes trousses, je me suis présenté devant le panneau, et j’ai marqué un second panier. Las ! L’équipe adverse a fini par considérer qu’avec mon air d’intellectuel souffreteux j’étais quand même dangereux, et j’ai terminé la partie solidement encadré par deux « grands », ce qui a mis fin à mes possibilités d’expression. Mais j’ai quand même fait gagner mon équipe ce jour-là.

À l’école communale, je faisais partie de ceux qui « gardent les arbres ». Nous étions quelques-uns à passer les récréations en solitaires immobiles, tandis que nos camarades jouaient à la balle. Mais alors que les autres gardiens d’arbres se perdaient dans leurs pensées, moi, je choisissais un arbre près de la zone de jeu et je regardais attentivement la partie. Cette position me donnait une sorte de statut spécial dans la catégorie des gardiens d’arbres. J’étais « le public ». Tandis que les autres gardiens d’arbres étaient très mal vus des sportifs, et sujets à toutes sortes de brimades et de plaisanteries, je bénéficiais d’une solide immunité. Rien ne m’échappait de la partie. Si bien que, parfois, je servais d’arbitre, lorsqu’un but était litigieux ou une attitude fautive. J’étais aussi « témoin ». Lorsqu’un de mes camarades marquait un but, il se tournait vers moi et me disait : « T’as vu ?! » J’avais vu, et d’une mimique j’exprimais mon admiration.

Lorsqu’on m’a confié la série Goal, je me suis naturellement souvenu de ces scènes dans la cour de l’école communale. Les producteurs étaient heureux que j’aie su rendre la psychologie des jeunes footballeurs. Était-ce si surprenant ? J’avais passé mon enfance à les observer… !

En fait, si les jeux des sportifs dans la cour de récréation me fascinaient autant, c’est que j’avais l’impression qu’une vitre me séparait de la réalité. J’éprouvais la plus grande difficulté à être dans le réel, à vivre les choses au premier degré. J’avais toujours un pied ailleurs. Je me demandais comment mes amis faisaient pour se passionner à ce point pour une balle. Leur activité ne me paraissait pas débile ; je n’avais pas de mépris pour eux. J’aurais même donné beaucoup pour pouvoir, moi aussi, me jeter avec inconscience dans un match, éprouver des joies ou des peines profondes selon que la balle entrait ou n’entrait pas dans les filets. Ces sensations m’étaient inaccessibles.

Mais, bien qu’inaccessibles, elles s’étaient gravées en moi, profondément, pour ainsi dire « en creux », et je les ai ressorties dans la série Goal.

Après ce premier épisode, les événements s’accélèrent et je suis emporté dans un incroyable tourbillon créatif. Petit à petit la production de Goal me demande de reprendre tous les épisodes. Comme je l’ai dit, je ne suis pas l’auteur de la série et de nombreux scénarios sont en construction. Le tournage approche et il faut finir au plus vite les textes. Certains épisodes sont très avancés, d’autres beaucoup moins, et il en manque. Pendant deux mois, je travaille jour et nuit, dans une grande solitude, avec juste le chat du voisin qui passe de chez lui à chez moi par la fenêtre du toit et s’installe sur mon lit tout l’après-midi pour me regarder écrire. Puis le soir, dès qu’il entend son maître rentrer chez lui, il me quitte d’un bond et je poursuis seul mon travail d’écriture.

Je repense à un reportage sur Hergé, qui a fait voyager ses lecteurs dans le monde entier sans bouger de sa table de travail. Je me retrouve un peu dans cette situation. Je ne suis pas sportif, je n’ai pas mis les pieds à Clairefontaine, je n’ai pas rencontré Michel Hidalgo, et pourtant, seul face à mon mur blanc, dans mon treize mètres carrés sous les toits, j’imagine les aventures mouvementées d’adolescents sportifs de dix-huit ans. Je « convoque » la vie à ma table de travail. Moi, l’introverti rêveur et physiquement très handicapé, je mets en scène des extravertis athlétiques et pleins de vigueur. Miracle de l’inconscient ? Mystère de la fameuse « conjonction des opposés » ? Plus tard, la productrice de la série me dira que je ne fonctionne bien que lorsque je suis à l’opposé de moi-même. La suite lui donnera ô combien raison !

Effectivement, il me semble que je les comprends parfaitement, ces garçons qui sont à mille lieues de moi. Mon secret ? En fait, nous avons beaucoup de points communs, malgré les apparences. Comme eux, je commence une nouvelle carrière et je m’interroge sur mon choix. Ce n’est pas évident de décider de devenir un « professionnel » dans un domaine qui n’a pas vocation à être un « métier ». Écrire ou jouer au football, ce sont des passions. Décider d’en faire son métier est à haut risque. Les apprentis footballeurs vivent dans la crainte d’être écartés des stades par une blessure ou tout simplement de ne pas avoir le talent nécessaire pour aller très loin. Je suis dans le même état d’esprit. Est-ce que l’inspiration me viendra toujours ? Est-ce qu’on appréciera mes textes ? Au fond, je les comprends très bien, ces jeunes qui ont décidé de tenter une incroyable aventure, loin des sentiers battus.

Pour écrire autant de scénarios, en si peu de temps, et en produisant une qualité constante, je n’ai pas d’autre choix que de m’astreindre moi-même à une rigueur de vie digne d’un sportif. Je me lève tôt. Vers dix heures, je vais faire le tour du pâté de maison à pied pour m’oxygéner le cerveau, puis je me mets au travail à onze heures. Jamais plus tard. Au bout de trois heures, en général, le flux se tarit, la saturation me gagne, et la fatigue aussi. Alors, je m’étends sur mon lit, juste à côté du bureau. Et j’oublie le scénario. Mais rapidement, je repense à la scène en cours, et je la vois évoluer en esprit. De nouveaux dialogues me viennent, des répliques s’enchaînent. Pour ne rien perdre de tout cela, je me lève aussitôt et je reprends l’écriture. Je compose les scénarios directement sur mon ordinateur, un Mac Plus d’Apple.

Quand j’écris, je fume énormément. D’ailleurs, le beau mur blanc dans la mezzanine finit, en quelques mois, par prendre une horrible teinte marron. On ne connaît pas encore Internet. Pas question d’envoyer les textes par e-mail, comme on le fait maintenant. Régulièrement, un coursier vient chercher le scénario chez moi. Parfois, le délai est si court que je n’ai même pas le temps de l’imprimer. Je donne la disquette.

En juillet, quand le premier tour de manivelle est donné à Clairefontaine, l’urgence est devenue telle que les assistants de réalisation m’appellent et me demandent quels personnages se trouvent dans mon épisode pour qu’ils commencent à les « caster », avant même d’avoir lu le scénario ! Il faut vraiment assurer, être un « pro ». Je reconnais entretenir d’excellentes relations avec mon inconscient. Il me suffit de le brancher sur un thème, sur une piste, et aussitôt il se met au travail sans jamais me faire défaut. Je ne connais pas l’angoisse de la page blanche.

Le souvenir du dernier épisode de la série, qui est écrit et tourné en dernier, est le plus cuisant. Je suis épuisé et la production me harcèle pour que je finisse le texte. J’envoie tout balader ! Je coupe le téléphone et je m’allonge sur le lit. Je ne veux plus entendre parler de cette maudite série ! Je suis vidé. J’ai l’impression d’avoir été pendant trois mois comme une vache qu’on trait. Et puis, petit à petit, la fin de l’épisode m’apparaît, avec la situation finale et les dialogues. Ce final se doit d’être brillant, surprenant et, surtout, de donner envie de voir la suite. Il doit présenter en germe les situations d’une éventuelle suite à venir. Tout me vient finalement dans l’après-midi et la production a pu tourner l’épisode le lendemain ! La fin ferme la boucle avec le début : un des apprentis renonce à la carrière de footballeur et veut jouer le rôle de grand frère auprès des jeunes en devenant entraîneur.

Je me suis quand même rendu sur le tournage une journée et j’ai pu voir les comédiens et les lieux « en vrai » Bien sûr, je connaissais parfaitement l’ambiance des tournages, ayant été responsable de production. Mais venir sur un tournage en tant qu’auteur est tout à fait inédit pour moi. Je suis très satisfait de revenir sur ces lieux d’autrefois avec une toute nouvelle casquette. La page de l’administration est bien tournée, et une nouvelle page blanche commence à s’écrire.

Curieusement, au moment où je me lance dans cette carrière de scénariste, Janine Langlois-Glandier m’appelle un matin pendant que j’écris un épisode de Goal. Elle vient d’être nommée à la tête de Pathé et souhaiterait que je dirige le secteur des archives de cette société. Une proposition magnifique. À l’époque, les archives de Pathé Cinéma sont une mine d’une richesse incroyable. Exploiter ce stock, le diffuser, organiser des rétrospectives, créer des collections multimédias, tout cela aurait été fabuleux, mais m’aurait ramené en arrière, du temps où mon cerveau gauche tenait les rênes de ma vie. Or, désormais, ce qui importe le plus pour moi, c’est de mettre en scène des émotions, scène après scène, dans des histoires de rêves de gloire et d’amourettes pour adolescents. Le choix est douloureux, mais je dois décliner son offre. Elle ne me fera plus d’autres propositions, évidemment.

Mon apprentissage du métier de scénariste est rude, mais très gratifiant. Même si je ne suis à l’origine du concept de cette série, j’y ai mis beaucoup de moi-même. Elle m’a mis le pied à l’étrier et m’a fourni un fantastique passeport pour la suite de mes nouvelles aventures. Surtout, j’ai trouvé dans le sport une source d’inspiration saine, tonique, loin de mes angoisses métaphysiques, de mon univers imaginaire personnel, sombre et irrationnel, loin de mes démons intérieurs. Oui, à l’opposé de moi-même.

Au pot de fin de tournage, en juillet 1991, la responsable des programmes jeunesse de France 2 décide qu’il y aura une suite à la série. La productrice est ravie. Comme il est beaucoup question des grands frères à l’époque, on songe ce soir-là que la suite de la série se fera en partenariat avec Bernard Tapie, qui assume une mission à Montfermeil. Entre deux toasts au saumon et deux coupes de champagne, la productrice me demande donc de réfléchir à une suite de la série en banlieue. Elle sait que le sujet m’intéresse. D’ailleurs, dans le dernier épisode, j’ai lancé quelques pistes de développement de la série sur le thème des grands frères. Contacter Bernard Tapie ne m’emballe guère ; en revanche, j’ai vu à la télévision un reportage sur un certain Khalid El Quandili, président d’un association d’insertion par le sport et champion du monde de boxe américaine…





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