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Ces vies dont nous sommes faits

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La mort subite du nouveau-né

Installé à mon bureau, à l’étage, pour lire Jung ou pour écrire mon journal intime dans mes grands grimoires, je passe souvent de longs moments, entre deux pages, à regarder vivre la cité d’en face.

Comme je l’ai dit, cette cité me fascine. Elle se nomme la résidence Edmond-Michelet Curial et appartient à l’office HLM de la ville de Paris. Elle constitue un des plus importants ensembles de logements sociaux parisiens. C’est une vaste étendue avec de hautes tours (certaines font dix-huit étages !) plantées çà et là dans le pur style des années 60 [1].

La Cité Michelet que j’aperçois de mes fenêtres.

Pour moi, cette cité incarne la vie. Il faut dire que je vis seul, sans travail, contemplant jour et nuit mon nombril alors qu’en face, règne une animation permanente. Le matin, la cité se vide d’une bonne partie de ses habitants qui vont prendre les transports en commun rue de Flandre ; le soir, le flot s’inverse : les travailleurs rentrent chez eux. J’observe ces allées et venues comme un entomologiste regarde vivre une fourmilière.

J’ai toujours été attiré par la simplicité des individus issus de milieux modestes. L’homme se marie et fonde une famille, il passe ses vacances dans un camping où il a traîné sa caravane, sa femme et ses enfants, il joue aux boules avec ses amis et son beau-frère, tente sa chance au PMU ou au LOTO toutes les semaines, regarde TF1, achète ses meubles, son électroménager et sa HI-FI à Conforama ou à But, aime les voitures Renault, ne lit pas, fait ses courses en même temps que tout le monde le samedi, bricole le dimanche, joue parfois au football, regarde tous les matchs à la télé en tout cas. Cette vie pourrait apparaître d’une banalité confondante et en affliger plus d’un. Chez moi, elle provoque une fascination irraisonnée.

Ayant toujours eu à me débattre dans les méandres d’une personnalité un peu trop complexe à mon goût, un peu trop prédestinée à vivre à la marge de l’humanité, habitée par des émotions difficilement partageables, très éloignées du vécu du commun des mortels, je vois dans l’homme de condition modeste vivant dans une cité HLM, non pas un idéal, ce serait exagéré, mais un « archétype », comme dirait Jung, très actif. J’aurais donné beaucoup pour être cet homme-là. En tout cas, je me sens si éloigné de lui, dans tous les aspects de la vie, que je peux le regarder vivre comme le ferait un extraterrestre.

Venant d’un milieu bourgeois, je ne fréquente aucun de ces « hommes normaux ». Pour cette raison, je les idéalise sans doute (sûrement) un peu, ils me font naturellement penser au boxeur qui m’a sauvé la vie. Il a dû leur ressembler.

Jamais je n’ai mis les pieds dans cette cité. Pourquoi y serais-je allé, d’ailleurs ? Je l’observe d’en face, un peu comme James Stewart, immobilisé par sa jambe plâtrée, regarde les gens vivre dans les appartements donnant sur sa cour dans le film d’Hitchcock, Fenêtre sur cour. Je ne m’attends pas à voir un meurtre se produire sous mes yeux et de toute façon les immeubles sont trop loin pour que je voie l’intérieur des appartements.

En revanche, ce qui se passe aux fenêtres et sur les balcons ne m’échappe pas. Et comme à cette époque je cherche des réponses aux questions que je me pose, il est naturel que j’interroge la cité d’en face et, l’utilisant comme une gigantesque boule de cristal, je cherche à y lire mon avenir.

L’une des figures qui me marque tout d’abord, dans la tour située sur la gauche, c’est un jeune arabe qui passe le plus clair de son temps à fumer à sa fenêtre. Il est le plus souvent torse nu et cela me surprend. J’appartiens à un milieu où l’on ne vit pas torse nu chez soi. On reste habillé du matin au soir, et même au lit. Mon grand-père avait, paraît-il, l’habitude de ne retirer ses chaussures qu’au moment d’aller se coucher. J’ai gardé ces habitudes d’un autre âge. Enfant, je portais des vêtements blancs, et même des nœuds papillon. Je ne déchirais jamais mes vêtements, je ne les tachais pas ; de toute façon, je ne jouais pas à des jeux susceptibles de créer de tels inconvénients — en fait, je ne jouais pas du tout, j’écrivais des histoires comme je l’ai dit.

Je suis secrètement très envieux de cette aptitude à vivre naturellement. Un jour de grande chaleur, d’ailleurs, j’ai croisé le jeune homme dans la rue ; il revenait de la Cité des Sciences toute proche, où il était allé faire du skate-board. Il avait retiré son tee-shirt blanc et l’avait glissé dans la poche arrière de son bermuda en jeans. Se promener ainsi dans la rue sans rien sur le dos me paraissait une sorte de transgression que je ne pourrais jamais me permettre. L’ombre a toutes les audaces !

Ce jeune homme est décidément fâché avec les vêtements, car un jour je l’ai vu sortir de chez lui un sac de sport en bandoulière portant seulement un blouson de jeans sur son torse nu. Je me suis demandé s’il allait prendre le métro ou le bus dans cette tenue ! Il s’est éloigné dans la rue, a disparu de ma vue puis, aussitôt, je l’ai vu réapparaître à la fenêtre de sa cuisine ! Ce soir-là j’ai compris qu’il avait un frère jumeau.

Je suis aussi très attiré par ce qui se passe sur un balcon dans l’immeuble d’en face. Deux jeunes Noirs viennent y pratiquer d’étranges exercices d’assouplissement en utilisant la balustrade. Des danseurs ? Non, ils portent juste un short aux couleurs vives et quand ils ont terminé leurs assouplissements, ils s’échangent des coups de pieds. Cela ressemble un peu à du karaté. J’ignore alors complètement à quel étrange rituel ces deux frères s’adonnent. Je comprendrai plus tard qu’il s’agit de la boxe thaïlandaise. Mais leurs exercices me fascinent, comme si j’avais découvert les mœurs d’une peuplade africaine d’une contrée lointaine. Jung dirait que l’ombre est en train de se manifester, que de l’autre côté de la rue, l’Afrique commence à exercer sur moi son influence…

Mais voilà que le chiffre deux se signale encore à mon attention. Deux jumeaux arabes, deux boxeurs noirs. Suis-je en train de projeter mon animus sur ces figures masculines jugées « idéales » ou, à tout le moins, inaccessibles ? L’acteur Marc Porel a longtemps incarné pour moi cet idéal masculin. Il est mort en 1983, au moment même où j’avais achevé La Partition de Morgenstein, et depuis aucune figure masculine n’est venue prendre sa place. Marc Porel était plutôt pour moi l’image de l’homme solitaire, orphelin de naissance, rebelle et indépendant. C’est une autre image qui est en train de se former sous mes yeux, un archétype double, de la gémellité, de la fraternité. L’absence de mes deux « grands frères » me pèse encore, je le sais. Et les immeubles de la cité d’en face projettent sur moi leurs ombres.

Il y a aussi un body-builder, qui vit à un étage très élevé dans la tour juste en face de mon bureau. Sa vie me paraît très énigmatique. Il est jeune, sportif, se met souvent torse nu dans la journée — lui aussi ! — et vit avec un autre homme, moustachu, à peine plus âgé que lui. Un des murs de leur séjour, celui qui fait face à la fenêtre, est couvert d’une immense bibliothèque chargée de livres reliés anciens. Le moustachu — je l’ai découvert un jour par hasard où des amis à lui sont venus le chercher — est musicien. Quant au musclé, il sort peu de chez lui. Il lui arrive de faire prendre l’air à un chien, mais je découvrirai que ce chien appartient en fait à un couple de personnes âgées de l’immeuble. Ses parents ? Sans doute. Je le vois aussi de temps en temps partir bien habillé, avec un petit cartable noir à la main et je me dis qu’il va sans doute à un entretien d’embauche. Dès leur installation dans l’appartement, qui est récente, les deux hommes ont entrepris de très longs travaux. Longs et mystérieux. Mystérieux parce qu’à la fin des travaux, ils ont fermé les volets du grand living et ne les ont pratiquement plus jamais ouverts. Sauf une fois de temps en temps, pour aérer la pièce (c’est ainsi que j’ai découvert la bibliothèque).

Pendant très longtemps, j’ai cru qu’il s’agissait de deux frères. Preuve que cet archétype était projeté sur la cité d’en face. Et puis, un beau jour, je me suis rendu à l’évidence, ils étaient amants. Comment ai-je découvert cela ? Je ne m’en souviens plus très bien. Peut-être dans leur attitude quand les musiciens sont venus en voiture chercher le moustachu. Le musclé les a accueillis à l’entrée de la cité d’une certaine manière qui n’était pas celle d’un frère.

Mais, après tout, je n’ai aucune certitude. Je me contente d’analyser cette représentation d’un mysterium conjonctionis, d’une union des opposés : le moustachu musicien amateur de beaux livres et le body-builder amateur de fonte et de bricolage. Une image masculine idéale, mi-animus, ni-ombre, est en train d’émerger de mon néant intérieur.

Rêve de banlieue

C’est à cette époque que je fais un rêve capital. Je veux pénétrer dans le parking de mon immeuble, mais la rue de Cambrai est bloquée par un camion-benne d’éboueurs. Impossible de passer. Je dois me garer dans le parking de la cité d’en face (laquelle, dans la réalité, n’en a pas). Là, un gardien m’indique une place libre. Mais cette place est occupée par une remorque, je dois donc monter ma voiture sur cette remorque, ce qui à l’évidence symbolise une immobilisation de mon véhicule, et comme dans les rêves la voiture représente l’individu, cela signifie que ma voiture risque de rester dans ce parking un long moment…

Puis je monte dans l’immeuble et j’entre dans un appartement qui semble être le siège d’une association. Deux jeunes femmes sont présentes. L’une d’elles me fait remplir un bulletin d’adhésion. Elle me demande ensuite d’acquitter ma cotisation. Je crains que le montant à payer ne soit élevé, environ 4 000 francs, mais non, en réalité le montant est très abordable : 387 francs.

Si je tente une interprétation, je peux dire que ce rêve m’incite à faire le grand ménage chez moi (le camion-benne des éboueurs), car trop de choses encombrent ma vie (la rue bloquée par le camion), je dois remiser mon ego ailleurs, me laisser guider (la « remorque ») et m’associer à de nouvelles personnes. Les deux jeunes femmes semblent m’inciter à suivre mon affectivité. Il y aurait certes un prix à payer pour cette métamorphose, mais pas si élevé que cela…

Ce rêve de banlieue me laisse un peu perplexe. Que cherche-t-il à m’annoncer ?

Depuis toujours, j’ai une image très positive de la banlieue. Si aujourd’hui les « quartiers » sont devenus des zones tout ce qu’il y a de moins attractif, dans les années 70 et 80, les cités de banlieue incarnent au contraire un nouveau mode de vie, plus moderne, plus rationnel, plus convivial aussi. Un célèbre film de Gérard Pirès, Elle court, elle court, la banlieue, décrit avec humour la nouvelle vie de ces populations, venues pour la plupart de la campagne, et un peu de l’immigration, avec les difficultés de voisinage, les heures de transports, les retards des trains, etc. À la même époque, Jean Ferrat, dans La Montagne, chante le déracinement de populations entières attirées par le modernisme — le formica, le ciné et le poulet aux hormones.

En 1969, mes parents ont quitté leur appartement de la gare de Lyon pour aller s’installer à vingt-cinq kilomètres de là, à Lésigny, en Seine-et-Marne, dans un lotissement d’avant-garde, construit par un promoteur sur le modèle américain : maisons sans clôture, centre commercial, centre sportif privé avec piscine et tennis, petite école de proximité.

Je n’ai pas mal vécu cet éloignement, au contraire. J’ai découvert une autre façon de vivre, plus ouverte sur l’extérieur. À Paris, nous étions un peu confinés dans notre appartement, et les émanations des pots d’échappement avaient provoqué chez moi des problèmes pulmonaires à répétition, lesquels avaient d’ailleurs grandement motivé le déménagement. La banlieue était pour moi une ouverture sur la nature, la promesse d’une vie plus extravertie, tournée vers les autres. Et sur le plan pratique, de plus grandes facilités pour accomplir les formalités, faire les courses, rencontrer ses amis. En banlieue, tout le monde se connaît ; à Paris, aucune chance de croiser un ami dans la rue.

Mais la résidence de Lésigny était une banlieue « chic ». C’est en arrivant au lycée Guillaume Budé de Limeil-Brevannes pour y effectuer ma terminale, que j’ai commencé à fréquenter d’autres milieux sociaux, par le biais des élèves qui venaient des cités alentour de Choisy-le-Roi, Boissy-Saint-Léger, Sucy-en-Brie ou Valenton. Venant du prestigieux lycée Charlemagne, on me considérait comme un bourgeois brillant mais un peu coincé avec son blazer et sa cravate, à une époque où le port du jeans commençait timidement à se généraliser. Autre nouveauté pour moi : la mixité. J’avais passé l’intégralité de ma scolarité uniquement entouré de garçons. L’irruption des filles fut pour moi une grande ouverture. J’étais très différent des autres garçons, et cela attirait les filles. Je fus très vite dragué avec une grande détermination par une élève qui ne cachait pas ses sympathies communistes et qui n’a eu de cesse de me convertir à sa cause. Elle m’a longuement parlé des conditions de travail et de vie des milieux populaires et m’a, chaque année, sous la pluie en général, entraîné à la Fête de l’Humanité. Ayant une grande capacité d’adaptation à tous les milieux et à toutes les situations, je me suis laissé bercer par la petite chanson des grands soirs et des matins bonheur. C’était peu de temps après Mai 68 et l’air était chargé d’envie d’évasion, de liberté. Politiquement, je n’étais pas engagé dans un camp particulier. J’étais donc une proie facile (et consentante) pour cette amie militante et ses amis du parti communiste. Malgré mon look petit-bourgeois, on éprouvait assez de sympathie à mon égard pour vouloir que je m’intéresse au sort des milieux populaires. Je ne sais pourquoi, mais on tenait absolument à vérifier que je n’adhérais pas à certaines idées de droite. Et je reconnais que j’avais un grand plaisir à me retrouver avec les militants communistes, loin de ma résidence dorée. Je ressentais à leur contact beaucoup de chaleur humaine, de fraternité, de solidarité — toutes choses très étrangères à mon environnement immédiat. J’aimais aussi les interminables conversations où l’on refaisait le monde.

Après mes études, j’ai emménagé aux Buttes Chaumont. Pendant cinq ans, je me suis senti comme enfermé, prisonnier entre les murs de la ville, jusqu’en 1980, où j’ai commencé à prendre des cours de théâtre à Créteil. Alors, je me suis mis à revivre. Il y avait un grand besoin de banlieue en moi.

En 1990, j’ai depuis longtemps arrêté le théâtre et perdu le contact avec la banlieue. La cité Michelet, en face de mon immeuble, est pour moi comme un échantillon de banlieue, mis sous mon nez, pour me rappeler en permanence qu’un peu de mon cœur est resté là-bas, même si les raisons professionnelles m’ont attiré à Paris. À Paris, certes, mais un Paris particulier, très excentré. Dans le 19e arrondissement, on se sent un peu banlieusard, loin du « vrai Paris », celui des quartiers du centre-ville.

C’est dans ce contexte un peu contemplatif que se produit l’un des épisodes les plus terrifiants de ma vie, et qui reste pour moi un mystère.

Et maintenant ?

Un matin de mars 1990, je suis pris dès mon réveil d’une angoisse très forte et mal identifiable. Je me sens sur le point de défaillir, mon cœur bat à tout rompre. Je ne vais pas bien du tout. Cet état ne m’est pas inconnu. En général, je traite le problème en m’asseyant à mon bureau et en noircissant des pages et des pages jusqu’à ce que je mette le doigt sur le message que l’inconscient veut m’envoyer. Mais, ce matin-là, mon remède habituel est sans effet. Je prends ma douche et, en enfilant mon peignoir, je fais tomber le grand miroir qui tient en équilibre sur le rebord de la baignoire. Catastrophe ! Il se brise en mille morceaux, et aussitôt je pense : « Sept ans de malheur ! » Pure superstition ? Hélas non ! En fait, c’est dix années douloureuses qui m’attendent !

Mais sur le moment, j’interprète ce bris du miroir comme le signe que je dois cesser de regarder en arrière. Je l’ai dit : avec Jung, j’ai pris l’habitude de voir dans le monde extérieur des symboles qui me parlent. Il est exact que les régressions dans les vies antérieures m’ont habitué, depuis près de trois ans, à regarder dans le passé, hors de ma vie présente. J’ai vécu les yeux braqués dans un rétroviseur. Je m’interrogeais constamment sur ces incarnations et les mêmes questions revenaient souvent, sans que je leur trouve de réponse. Le message ce jour-là est clair : il faut que je tourne désormais mon regard devant moi. C’est en tout cas le sens que je donne à la chute du miroir.

Mais cette explication ne me calme pas. Je m’habille au plus vite et décide d’aller faire un tour au parc de La Villette, situé au bout de la rue de Cambrai.

J’ai pris l’habitude depuis quelque temps, lorsque je me sens désorienté, d’aller chercher le calme (ou l’inspiration) dans ce parc qui entoure la Cité des sciences de La Villette. J’ai découvert un endroit extraordinaire, un banc magique qui se trouve juste en dessous d’une immense parabole, pointée vers les étoiles. Elle est installée sur le toit d’un petit bâtiment d’un étage. Pour moi, cette parabole me met directement en contact avec mes frères les extraterrestres… Et, effectivement, chaque fois que je vais méditer sur ce banc, des idées intéressantes, parfois inattendues, me viennent et je peux reprendre ma route avec de nouvelles pensées en tête.

À l’instant même où je me retrouve dans la rue de Cambrai, marchant vers la Cité des Sciences, mon cœur continuant de battre à tout rompre, je ressens un profond malaise. En passant à la hauteur des poubelles, je trouve l’odeur qui en émane très agréable, délicieuse même, attirante. Un peu plus loin, même impression devant un ivrogne vautré par terre en train de cuver son vin. Tout ce qui devrait provoquer en moi un sentiment de répulsion me semble merveilleux. Or, j’ai lu dans un livre que l’âme, lorsqu’elle traîne encore un peu dans les parages après sa mort, se met à apprécier toute manifestation de la vie, quelle qu’elle soit, y compris une poubelle puante ou un ivrogne répugnant. Comme j’éprouve cette inversion du jugement, j’en déduis logiquement que je suis mort. Je suis passé « de l’autre côté du miroir », là où le blanc devient noir et où le noir devient blanc.

J’avance dans la rue, comme un mort-vivant, un fantôme. Peut-être m’est-il arrivé quelque chose de grave dans mon appartement, à force de trop battre mon cœur a peut-être rendu l’âme ou le bris du miroir m’a mortellement blessé, et maintenant je marche dans la rue sans avoir conscience de ce qui m’est vraiment arrivé. Pourtant, je ne peux douter que je suis encore vivant physiquement, même si mentalement, je ne me sens déjà plus de ce monde. Cette situation est tout à fait dérangeante et je suis un peu perdu parce que je n’ai jamais rien lu de comparable dans aucun livre.

J’essaie de trouver une logique à tout cela. Étant mort, il me paraît évident que d’un moment à l’autre un autobus va me rouler dessus. C’est une certitude, la mort de mon esprit précède de peu ma mort physique.

Cependant, aucun autobus ne me renverse, mais en approchant de la Cité des Sciences, j’ai la conviction que je suis en train de changer de mode d’alimentation. Désormais, mon énergie vitale ne vient plus de la Terre — avec laquelle, apparemment, je viens de « disjoncter » — mais du cosmos. Et je sens en moi à ce moment la chaleur amicale de mes frères de là-haut qui vont désormais m’alimenter. Je suis mort à cette Terre, et maintenant l’énergie cosmique va m’animer. Je m’installe sur mon banc habituel, et j’attends.

Je tiens à préciser que tout ceci, ce matin-là, est vécu au premier degré, dans la pure sensation, sans aucune réflexion. J’y mets aujourd’hui des mots, je tente de rationaliser, d’enchaîner des causes et des interprétations, mais sur le moment je suis totalement coulé dans un ressenti. Un processus inconscient est à l’œuvre, je me contente de le vivre. Je suis mort mentalement, ma mort physique doit suivre et j’ai changé de mode d’alimentation.

À aucun moment je ne ressens le moindre sentiment de panique. Je ne m’affole pas, et pourtant, je mesure très vite le tragique de ma situation : je marche dans la rue en ne sachant plus ce qui me relie encore à la Terre. J’ai perdu, non pas le goût de vivre, mais le contact avec la vie.

Pour autant, il ne me vient pas l’idée de me suicider. Pas question pour moi d’aller me jeter sous l’autobus, non, c’est très clair en moi : c’est l’autobus qui va me passer dessus, comme conséquence logique de la perte de mes racines terrestres. C’est, on l’imagine, une terrible impression.

Je reste assis un long moment sous la parabole, repensant à ma vie, à mon appartement au bout de la rue, qui me paraît désormais vide de sens, comme si j’avais perdu le contact avec le Christian Julia qui l’a choisi et qui y vivait encore quelques instants auparavant. Ce Christian Julia là est mort. C’est ma seule certitude. Il faut quand même me résoudre à rentrer chez moi.

Une force intérieure puissante m’insuffle alors cette idée saugrenue : rentrer chez moi en traversant de part en part la Cité Michelet. Et c’est ce que je fais. Je marche un long moment pour la contourner par le nord et j’entre par une porte à l’opposé de l’entrée située dans ma rue.

Je ressens une étrange impression en avançant dans l’allée centrale. Jamais auparavant je ne me suis aventuré dans ce lieu. Je n’ai d’ailleurs aucune raison de le faire. Je ne comprends pas bien ce qui me pousse à agir ainsi. Qu’est-ce que je viens chercher ici, justement ce jour-là, après cette terrible sensation de mort, de vide en moi ?

Je traverse la cité très lentement, comme si je découvrais un nouvel univers. De l’intérieur. Avec l’étrange impression d’avoir traversé le miroir, et d’être passé du côté de la vie. Je me trouve enfin dans les lieux mêmes où vivent quotidiennement ceux que j’ai longuement observés depuis la fenêtre de mon bureau. Je suis parmi eux. Je les vois de près. Je découvre les entrées des immeubles, je croise les occupants qui vont et viennent. Mais cette fois, je suis parmi eux.

Au bout de quelques minutes, j’arrive au pied de l’immeuble qui abrite les deux boxeurs noirs, puis je passe devant celui des jumeaux arabes et enfin devant celui du body-builder et de son ami musicien.

Là, il se produit quelque chose de surprenant : je me retrouve soudain face à mon immeuble, face à ma fenêtre. Tout est inversé. Je suis désormais du côté de la cité, regardant mon immeuble. Je reste immobile un long moment, troublé par la symbolique de ce que je suis en train de vivre. Traverser la cité est en quelque sorte le premier acte de ma nouvelle vie. En quoi ma renaissance passe-t-elle par ces immeubles et leurs occupants ?

Finalement, calmé par ce grand détour dans mon quartier, je rentre chez moi et je m’assieds sur mon canapé. Plus rien autour de moi n’a de sens. Mon ancienne âme semble avoir déserté tous les éléments de ma vie. Je ne suis pas triste, je n’ai aucunement envie de me jeter par la fenêtre. Je suis simplement vide. Totalement vide, de la tête aux pieds. Mais je ne suis pas mort. Je me suis débarrassé de mon ancienne vie. Comme l’âme sans doute se débarrasse de son ancienne enveloppe corporelle entre deux incarnations. Je suis en train de vivre, dans une seule vie, un processus qui généralement suppose mort et renaissance. J’ai fait l’économie des années d’enfance et d’adolescence — et ce n’est pas plus mal !

J’ai donc survécu à ce moment incroyable. Mon cœur a cessé de battre la chamade. Une force inconnue m’a guidé vers cette parabole de la cité pour me transmettre quelque chose, un message, une information, une énergie, je ne sais, mais sans doute est-ce la même chose ?

J’ai compris que ma renaissance passait par la cité d’en face, ou une cité lui ressemblant. Mais en revenant chez moi, en me sentant tellement étranger à ce quotidien qui m’environne, je me pose cette unique question : « Et maintenant ? Que vais-je faire ? »






© Christian Julia. 2021-2021.
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