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Ces vies dont nous sommes faits

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Rue de Fublaines

En avril 1993, Khalid me fait entrer dans son association Sport Insertion Jeunes. Il vient de s’installer dans des locaux tout neufs, dans le 12e arrondissement, avenue du Docteur Arnold Netter. Ce nom ne me dit pas grand-chose, mais quand je vérifie sur un plan, je suis stupéfait de découvrir que par le plus grand des hasards Khalid vient de s’installer juste en face de l’hôpital Trousseau, où trente-quatre ans auparavant, un boxeur anonyme m’a sauvé la vie en me donnant son sang. J’avoue que la coïncidence me déconcerte totalement.

L’association est installée dans une ancienne boutique. Le lieu est plus ouvert sur l’extérieur, de ce fait. Le quartier est très vivant. Rien à voir avec le sinistre appartement du 17e arrondissement où j’ai rencontré Khalid pour la première fois.

Mon rôle dans cette affaire ? Je suis secrétaire adjoint de l’association, la secrétaire étant la journaliste Isabelle Giordano. Khalid me charge de prendre des notes, de réaliser des interviews, des reportages sur les activités de l’association. Il est question de publier à l’automne une Lettre de SIJ. Je dois suivre toutes les activités de l’association cet été. Je prépare des documents pour Khalid sur ses projets. J’assume avec joie ce nouveau rôle. Je l’ai dit, j’ai de quoi vivre, je peux donc me consacrer totalement à cette tâche. Et, parallèlement, je continue de travailler sur le scénario inspiré de sa vie. Je n’ai quasiment plus de contact avec mon ancien milieu.

En ce mois d’avril, Khalid réfléchit à une opération spécifique pour amener les jeunes de quartiers au cinéma avec leurs parents, leurs mères surtout, qui ne sortent pas beaucoup. Le but est de recréer du lien entre les générations. Les uns abordent l’an 2000, les autres viennent à peine de quitter l’an 1000.

Une opération Ciné-quartiers organisée à Brunoy avec Isabelle Giordano, Khalid El Quandili et des jeunes de la ville.

L’opération s’appellera Ciné-Quartiers. Elle sera menée par la « Madame cinéma de Canal Plus » de l’époque, la journaliste Isabelle Giordano. Son métier lui permet d’accéder facilement à des copies de films récents pour les projeter dans les cinémas de banlieue. Elle a rencontré Khalid récemment, elle a été séduite par son action et souhaite y participer concrètement. Dans le premier chapitre de son livre Martine, portrait intime elle écrit :

L’insertion et l’action sociale ont toujours fait partie de mes préoccupations. J’ai un souvenir de grand écart assez cocasse entre une interview de Daniel Toscan du Plantier au Fouquet’s en compagnie des nominés aux Césars, et une projection pour les jeunes défavorisés de Sartrouville. C’est d’ailleurs par hasard, en m’engageant dans l’association « Ciné-Quartiers » avec Kalid el-Quandili, l’un des initiateurs du mouvement des « grands frères », que j’ai rencontré Jamel Debbouze à ses débuts, un exemple hors du commun de réussite sociale.

Et c’est ainsi qu’au mois de mai 1993, je me rends pour la première fois à Meaux où doit avoir lieu le démarrage de l’opération Ciné-quartiers. C’est là que Khalid ; c’est là que se trouve sa salle d’entraînement.

Meaux est une ville importante située au nord de la Seine-et-Marne, dans le département le plus grand de France. Il y a la bonne Seine-et-Marne, au sud, avec des villes comme Fontainebleau ou Provins, au passé prestigieux, et puis la mauvaise Seine-et-Marne, celle du nord, industrielle, plombée par ses HLM, proche du « 9-3 ». Entre ces deux Seine-et-Marne, il y a la Seine-et-Marne du centre, celle que j’ai connue dans mon enfance, dans la maison de mes parents à Lésigny. C’est là que se trouve Melun, la préfecture du département.

Je me rends à Meaux en train, n’ayant plus de voiture. En sortant de la gare, je trouve l’endroit plutôt sympathique. C’est une belle ville de province traversée par la Marne. Elle est dominée par sa magnifique cathédrale rendue célèbre par Bossuet, « l’aigle de Meaux ». Pour me rendre place Henri IV où se trouve le cinéma de la ville, je longe la rivière, je passe devant le très bel Hôtel de Ville. La circulation est assez dense. Meaux est un axe routier important entre le Sud et la nationale 3 vers Château-Thierry, ou la nationale 2 vers Châlons-sur-Marne et Soissons. Des centaines de camions la traversent quotidiennement.

L’hôtel de ville de Meaux longeant la Marne et en arrière-plan sa fameuse cathédrale.

Parallèle à cet axe le long de la Marne, il y a une rue piétonne, plus calme, qui donne sur la fameuse place Henri IV, le cœur de la ville. Quelques cafés, quelques boutiques, une grande esplanade centrale plantée d’arbres avec quelques bancs. Au fond, d’austères bâtiments administratifs. À droite, un grand immeuble d’angle abrite un immense magasin de jouets comme il n’en existe qu’en province.

Le théâtre de la ville est devenu un cinéma multisalles où je retrouve Khalid et Isabelle Giordano. Au programme de ce premier rendez-vous Les blancs ne savent pas sauter, un film américain de Ron Shelton sur les basketteurs de rues.

Il y a beaucoup de jeunes devant l’entrée du cinéma. Le patron de l’établissement, qui connaît bien Khalid, a accepté d’essuyer les plâtres. Il a mis une salle à sa disposition pour la projection. Mais, petite déception, les mères sont peu nombreuses. Pas facile de les faire sortir de chez elles. Parmi les personnes qui attendent la projection, je reconnais Abel, le frère de Khalid, que j’ai vu dans les reportages de Sport 3. Mon impression était la bonne. Il ne ressemble vraiment pas à son aîné. Il a les cheveux très courts, très frisés. Il n’est pas très grand, pas très athlétique. Il donne l’impression de quelqu’un de très simple, de très gentil, de très calme aussi, à l’opposé du tempérament survolté de Khalid.

Dans une joyeuse cohue, les jeunes pénètrent dans la salle. Puis la projection commence. Dès les premières images, on sent que les cinq cents jeunes sont bien décidés à constituer un élément important de la bande sonore du film, un acteur de plus, invisible, mais bien présent !

Le débat prévu à la fin n’aura pas lieu. Isabelle Giordano aurait pourtant bien aimé parler de l’amitié Blanc-Noir, et aussi de cette réplique du personnage féminin lassé des paris stupides et coûteux de son blanc de petit ami : « Il faut écouter les femmes ».

La fête prend fin. Les jeunes repartent vers Beauval ou La Pierre Collinet, les deux cités de Meaux. Khalid sait leur offrir des souvenirs. Il brise la routine, alimente les conversations de quartier.

Je décide d’aborder Abel. Avec des jeunes plus âgés, il plie les tables du cocktail. Je me présente à lui : « Bonjour, je m’appelle Christian Julia. Je suis scénariste. Khalid m’a demandé d’écrire un film sur sa vie… Il vous en a peut-être parlé… ? » Pas du tout. Abel n’a entendu parler de rien. Grand moment de solitude. Je ne me décourage pas. Je continue. « Votre frère m’a demandé de rencontrer des jeunes sportifs, d’enquêter sur la boxe, les cités, pour me faire une idée ». La réaction d’Abel me surprend agréablement. Tout de suite, il me propose d’organiser des rendez-vous. Formidable ! Je vais peut-être enfin en apprendre un peu plus sur ce sport et sur ceux qui le pratiquent.

Il me propose de l’accompagner à la salle pour déposer les tables. Et c’est ainsi que je découvre le lieu où Sport Insertion Jeunes a vu le jour en 1984. La salle est située en lisière du vieux Meaux, au 45 de la rue de Fublaines. Au loin, on aperçoit les barres et les tours des cités. La ville est vraiment coupée en deux. Un pont sépare les deux univers. Le centre-ville et le reste du monde.

L’histoire de Meaux est marquée par les cités construites dans les années 60.

Au fond d’un étroit passage entre deux petites maisons, il y a une sorte de remise blanche au toit rouge. C’est un ancien atelier, comme en témoigne une grande porte coulissante aujourd’hui condamnée. On entre par une porte plus petite sur la droite. Mon regard tombe alors sur des affiches qui renseignent immédiatement sur la nature du lieu. Elles figent pour l’éternité, dans une position guerrière, de jeunes hommes aux regards acérés, deux par deux, face-à-face, le pied en l’air ou le regard en embuscade derrière une paire de gants. Abel me fait visiter l’endroit rapidement. Dès l’entrée, j’ai été saisi par une odeur âcre, une odeur de sueur. Les murs, les meubles, la moquette au sol, en sont imprégnés. On s’est beaucoup dépensé ici !

La salle n’est pas très grande, mais elle est bien équipée, et très chaleureuse. Il y a un comptoir à l’entrée, avec un évier et un petit réfrigérateur, des vestiaires avec douches, un sauna qui ne sert plus, des équipements de musculation un peu en vrac, un grand sac de frappe. Une corde tendue entre deux murs et un pilier délimite une sorte de ring. Aux murs du fond, deux magnifiques fresques : l’une représente le célèbre kangourou boxeur, symbole national australien ; l’autre est une reproduction en peinture d’une fameuse photo de Mohammed Ali, alias Cassius Clay, terrassant son adversaire Sonny Liston, le 25 mai 1965, au cours d’un combat mythique où il confirma son titre de champion du monde des poids lourds. Une affiche annonce une « Opération Grands frères ».

C’est la première fois que je pénètre dans une salle de boxe et je suis très impressionné. Pendant un an, j’ai lu beaucoup de choses sur ce sport, j’ai étudié en détail l’action de Khalid et de son association, pendant un an j’ai douté, je me suis impatienté, j’ai failli cent fois renoncer, succomber aux sirènes de ma nouvelle activité de scénariste. Aujourd’hui, je me retrouve dans ce lieu qui a été le berceau d’une formidable aventure. Et j’y pénètre très naturellement, en suivant le frère de Khalid et deux jeunes boxeurs, qui remisent des tables pliantes dans le sauna. Jusqu’à présent, j’ai vu le côté « paillettes » de Khalid : les reportages à la télévision, les Nuits des Trophées avec François Mitterrand et son Barnum républicain, je viens d’assister à une projection avec une journaliste connue. Maintenant, je vois l’envers du décor, la salle où les boxeurs viennent s’entraîner. Je suis au cœur du système imaginé par Khalid. C’est ici que les jeunes viennent trouver ce qui leur manque tant à l’extérieur : des guides, des repères, des valeurs, du sens, une reconnaissance. C’est vraiment le creuset dans lequel s’opère une étrange alchimie. J’ai vu par la suite arriver dans la salle des jeunes mal dans leur peau, déprimés, étiolés comme des plantes qui ne voient plus le jour, et je les ai vus changer physiquement, au fil des entraînements, des compétitions gagnées. Ils m’ont fait penser à une fleur fanée qui peu à peu se redresse, s’épanouit, retrouve ses couleurs, sa vigueur. Le corps peut-il être une voie du développement personnel ? Voilà bien une idée à laquelle je n’avais guère songé jusqu’ici, et qui soudain me prend à la gorge… et aux narines ! « Bien dans son corps, bien dans sa tête, bien dans sa cité »… Khalid est un visionnaire inspiré et je ne peux qu’approuver les concepts qu’il manie.

La visite se termine et Abel me propose de revenir pour assister au prochain entraînement, le mercredi suivant.

Le jour dit, je retourne à Meaux et je me rends à pied à la salle de la rue de Fublaines à l’autre bout de la ville. L’endroit a changé du tout au tout ! Inondé de lumière, rempli de monde, il ne ressemble en rien au lieu inanimé que j’ai vu la semaine précédente. Le creuset alchimique un peu refroidi que j’avais découvert s’est transformé en chaudron en ébullition ! Il s’en dégage une odeur de sueur épouvantable ! Je m’assieds discrètement sur un banc et j’observe. Deux par deux, les élèves exécutent les enchaînements pieds-poings qu’Abel leur montre avec un élève. Quelle souplesse ! Quelle réactivité ! L’ambiance est plutôt bon enfant, pas d’agressivité, des crises de rire souvent, des excuses quand un boxeur a tapé un peu fort, des plaisanteries aussi quand un autre rate son coup. Ils se connaissent tous, c’est évident. La boxe pieds-poings est apparemment un sport individuel qui se pratique en groupe ! Un grand gaillard brun, le torse ruisselant de sueur, vient s’asseoir sur le banc et se colle à moi. Il reprend bruyamment son souffle et me demande l’heure. Je pense que sa question et ma réponse n’ont pas d’autre intérêt que d’entendre le son de ma voix. Tout le monde doit se demander qui je suis. Un journaliste ? Un flic ? Peu importe, l’entraînement est important, car il y a un championnat de France de full-contact dans dix jours à Dinard.

Entraînement rue de Fublaines.

Enfin incarné !

Khalid souhaite que j’assiste à ce gala. Ce sera ma première compétition de boxe. Le petit Trafic blanc parti de Meaux avec à son bord Abel, Jacques, le lieutenant de Khalid, et trois jeunes finalistes du championnat de France de kick-boxing : Rachid, Félix et Leonel, celui qui voulait connaître l’heure, arrive à Paris, au siège de l’association Sport Insertion Jeunes pour me prendre. On se salue, et en route pour Dinard !

Jacques et Abel se relaient au volant. À l’arrière, Félix, Rachid et Leonel se repassent des cassettes audio ou plongent dans la carte routière. Félix est un Guadeloupéen au physique impressionnant, Rachid est plus frêle, le visage à moitié caché dans sa capuche de survêtement, Leonel est fils d’émigrés portugais. Je ne le sais pas encore, bien sûr, mais Félix et Leonel vont devenir mes amis les plus intimes. Je vais même jouer auprès d’eux le rôle de père. Ils ont dix-neuf ans, j’en ai quarante-deux. Normal. Enfin, pas tout à fait. Moi qui suis en quête d’un « grand frère », me voilà papa de deux impres-sionnants gaillards ! Mais j’anticipe…

Au bout de quatre heures, nous arrivons à Dinard. Le Trafic s’arrête devant L’Hôtel des Sables. La propriétaire de l’établissement voit débarquer nos héros dans leurs jeans ou leurs joggings, casquettes à l’envers. L’angoisse se lit soudain sur son visage. Abreuvée par la télévision d’images de la violence de certains jeunes des cités, elle imagine son hôtel à feu et à sang, dévasté, sa vitrine explosée et ses clients dévalisés. Mon look BCBG la rassure : « Je suis heureuse que vous soyez là… me dit-elle en quête d’un soutien. Vous êtes leur entraîneur ? » Euh… Non…

Quand je lui dis que je suis scénariste et que j’accompagne le groupe pour écrire un film sur les sports de combat, la partie droite de son visage se détend. Et la partie gauche en fait autant quand je lui indique que le jeune homme en gilet bleu qui sort les sacs du Trafic est le champion du monde dont le nom figure sur l’affiche collée sur sa porte. Elle va passer une bonne nuit.

Nous prenons possession de nos deux chambres à trois lits puis nous décidons d’aller voir la mer de près. Leonel, qui n’a peur de rien, prend une serviette. « Je vais me baigner ». Quelques instants plus tard, sous un ciel breton menaçant, nous foulons le sable de la plage. Leonel commence à se déshabiller et s’élance vers la mer au pas de course. Trois foulées et il plonge. Trois brassées et il revient. Il ne dira jamais comment était l’eau.

Le bain de Leonel nous met en appétit et nous allons faire un tour dans le centre-ville pour dîner. Une pizzeria fait l’affaire. Les manières un peu efféminées des serveurs n’échappent pas à l’œil vigilant de Félix : « On est tombés dans un restaurant d’homosexuels ! ». Il poursuit par un petit couplet sur les chances de survie d’un homosexuel dans une cité… Puis, voyant qu’à notre table il n’y a que des hommes, il dit avec humilité : « Remarque, on doit passer pour quoi, nous ?! ».

Pour des boxeurs… Le cuisinier qui prépare les pizzas devant le four de la salle ne s’y trompe pas et ponctue le départ de la troupe d’un « Salut les boxeurs » amical. À quoi les a-t-il reconnus ? À l’inscription « Kick-Boxing - Club de Saint-Jean » que Jacques porte sur son dos ? À l’inscription « Dinosaur Jr » que Leonel porte sur son tee-shirt (mais les dinosaures ne sont pas des kangourous) ? À la tache rouge qui surplombe l’arcade sourcilière de Félix et qui, bien que de naissance, paraît la marque d’une bagarre de la veille ? Comment savoir ?… Ce week-end-là, il y avait deux manifestations à Dinard : Les finales du championnat de France de kick-boxing et un concours de tarot. Les joueurs de tarot ne portent pas de baskets, ni de casquettes, même en compétition. Il est facile de ne pas confondre.

La nuit est tombée. Abel m’invite à prendre un verre avant d’aller se coucher. Nous parlons de la nécessité absolue de s’entraîner régulièrement pour se maintenir au plus haut niveau. La moindre interruption est fatale. On n’oublie pas la technique, mais la condition physique se perd très vite, et on ne retrouve jamais vraiment le point maximum atteint. Je lui demande d’évoquer les « sacrifices » que cette vie suppose. Abel minimise. Oui, bien sûr, un champion de monde ne peut pas se permettre certains excès. Mais en a-t-il envie ?

Abel est un esthète. Champion du monde de kick-boxing depuis 1991, champion du monde de full-contact depuis 1992, il pratique le sport comme un art solitaire. Les titres semblent moins marquer des victoires sur l’adversaire que les étapes successives d’un parcours intérieur.

Félix et Leonel viennent se joindre à nous. Félix porte sa casquette et a passé le capuchon de son sweat-shirt par-dessus. Il s’est à peine assis qu’un vieux marin breton, aviné et portant un long couteau à sa ceinture approche de la table et pointe un index inquisiteur vers Félix : « Tu viens du Groenland, toi ?! ». Félix a effectivement un look d’explorateur de l’Arctique, mais comme il est noir de peau et que le Breton est très menaçant, il se demande s’il est en train de vivre une agression raciste pure et dure ou le délire d’un ivrogne en veine de conversation. À la demande du marin, il retire son capuchon et sa casquette. Le marin le lâche, donne une grande tape dans le dos à Leonel, qui en a vu d’autres et bronche à peine, puis me serre la main et celle d’Abel avant de s’éloigner. Félix respire ! C’était du lard ou du cochon ? C’était un Breton un peu ivre.

L’incident met fin à notre petit verre et nous allons nous coucher.

Samedi 22 mai. 9 heures 30. Ravie que son hôtel soit encore debout, la propriétaire nous accueille dans la salle du petit déjeuner avec le sourire. Félix et Rachid, qui se savent très en dessous du poids limite de leur catégorie, se goinfrent de croissants et de pain viennois, tandis que Leonel se serre la ceinture. La pesée est dans une heure. Il mangera après. La balance qu’a apportée Abel lui a indiqué qu’il était très juste.

Il adopte à son tour le look polaire. Gros sweat, casquette et capuchon par dessus. Et le voilà qui s’élance pour un jogging de quarante-cinq minutes le long de la plage.

À son retour, Leonel a effectivement perdu le kilo fatidique. Les boxeurs ont des organismes très réactifs ! La propriétaire et sa sœur sont éberluées. Un kilo en quarante-cinq minutes ! Elles doivent passer des mois et dépenser des fortunes pour perdre cinq cents grammes ! Leonel les rassure : ce n’était que de l’eau.

Une heure plus tard, nous arrivons au gymnase. À l’entrée des vestiaires où va avoir lieu la pesée, un homme me bouscule. Je devrais plutôt dire : un bloc de granit coiffé en brosse avec un nez cassé me percute par mégarde puis s’excuse en souriant. Un finaliste. Il va s’agglutiner aux autres, qui font la queue pour passer devant la doctoresse. Calmes et silencieux, les finalistes se laissent ausculter. Rien à signaler.

Ouf ! Leonel a le bon poids. Il fantasme déjà sur son petit déjeuner…

Nous quittons les vestiaires et nous rendons dans la grande salle du gymnase. Au milieu, un ring est dressé. C’est la première fois de ma vie que je vois ce genre d’installation. Les boxeurs tournent autour, le jaugent, tirent sur les cordes pour tester leur élasticité. Des chaises ont été installées dans l’axe des quatre côtés. La tension monte d’un cran. Je ressens une impression bizarre de « déjà vu ». L’attitude des boxeurs devant le ring me renvoie à des souvenirs anciens, à l’époque où je jouais dans la compagnie Manivel. En tournée, nous allions dans les salles communales ou les salles des fêtes des villages pour repérer les lieux. On tournait autour de la scène, on regardait les chaises des spectateurs, les gradins. Alors, la tension montait d’un cran aussi, le trac commençait à nous prendre. Je suis très surpris de retrouver les mêmes sensations autour du ring.

Pour l’heure, les boxeurs ne songent qu’à manger. Nous retournons déjeuner en ville.

Je ne peux pas m’empêcher de penser que la date du samedi 22 mai 1993 est très symbolique. Il y a dix ans, mon frère Bernard est mort après un match de football à Liège, précisément un 22 mai. Il y a 20 ans, c’est Christophe, mon ami aviateur, qui s’est tué à Agadir dans un accident d’avion, un 22 mai. Je crois beaucoup aux cycles. Ce 22 mai 1993, que va-t-il se passer ? Je vais vite le savoir et la tension va aussi monter d’un cran pour moi !

Dans l’après-midi, Abel me demande d’aller chercher Khalid à la gare de Rennes. Certains combats ont lieu dans l’après-midi, Jacques doit préparer les boxeurs et les coacher. Abel va s’isoler et se reposer en vue de son championnat du monde. Il n’y a donc qu’une seule personne au monde qui puisse conduire le Trafic ! Moi.

Je me sens totalement incapable de dire à Abel les raisons spirituelles qui m’ont amené à ne plus jamais conduire de ma vie. Je pressens que mon discours sur la voiture comme caricature de l’ego et incarnation du diable, etc. ne va pas du tout passer. Alors, je repense à mon frère Bernard, à Christophe. Et si, ce 22 mai 1993, c’était moi qui me tuais dans un accident de la circulation ? Je commence par refuser, mais devant l’embarras d’Abel qui n’a vraiment pas de solution de rechange, je finis par accepter. Et me voilà sur les routes au volant du Trafic ! Je suis vraiment entré dans une communauté. Tout un symbole. Cela me change de mon Alfa Romeo. Sur le trajet, je ne suis vraiment pas tranquille. Que va-t-il se passer ? Mais j’arrive finalement à la gare, sain et sauf. J’accueille Khalid qui prend le volant et nous repartons vers le gymnase. Je suis vivant ! Sans doute plus vivant que je ne l’ai jamais été de toute ma vie. Un Christian Julia est sans doute mort ce jour-là, ce 22 mai, mais un autre est né, entouré de boxeurs. Oui, ce jour-là, la vitre qui me séparait de la réalité s’est brisée et je suis enfin entré dans la vie. Une fois de plus, un boxeur a volé à mon secours !

À mon arrivée, j’apprends que Leonel et Rachid ont remporté leur combat et sont devenus champions de France. Quelle fierté sur leurs visages !

Dans les vestiaires, les boxeurs se préparent pour les combats de la soirée. Lentement, méthodiquement, ils enfilent leur tenue, ils se passent de la vaseline sur le visage, ils bandent leurs mains. Certains commencent à s’échauffer avec leur coach. Je retrouve vraiment l’ambiance des loges avant une représentation : costume de scène, maquillage, dernières « italiennes » pour se remettre le texte en mémoire. La ressemblance est frappante. Jusqu’au silence. La concentration est maximale. J’ai la chance de pouvoir assister à cela, de prendre part à ce rituel. Les personnes qui ne font pas partie des équipes ne sont pas les bienvenues dans les vestiaires.

Il est vingt heures trente, le speaker annonce le début du gala. Je veux prendre place parmi les spectateurs. Pas question ! Khalid m’installe au pied du ring, pour que je ne perde pas une miette du combat. C’est pour moi un choc. Je me souviendrai toujours du bruit très impressionnant des coups portés avec les protections, de la sueur, du souffle bruyant, des « râles » même parfois qui accompagne un coup.

La frappe est rude et pourtant l’adversaire est à peine ébranlé. Un seul de ces coups mettrait n’importe qui à terre pour l’éternité. Mais pas les boxeurs. Sont-ils des surhommes ? Je n’en reviens pas. Les hurlements de la foule assoiffée de sang m’impressionnent. Je me crois dans un film : l’annonce des combattants par le Monsieur Loyal de la soirée, la musique guerrière tonitruante qui accompagne l’entrée des compétiteurs, les pom pom girls court vêtues et virevoltantes, les éclairages aveuglants, le cérémonial de la montée sur le ring. Quelle mise en scène ! Oui, vraiment, je retrouve toutes les sensations du théâtre. Avec une différence de taille. Sur scène, le pire qui menace un comédien est de mourir de ridicule (et encore) ; là, le boxeur ne sait pas comment il va ressortir du ring. La victoire, la défaite, l’abandon, la honte, la mort peut-être, l’attendent au détour des quelques rounds qu’il va livrer en pleine lumière. Je viens de passer plus de vingt-quatre heures avec Félix, Rachid, Leonel, Abel, et j’avoue ne pas comprendre ce qui peut les motiver pour monter sur le ring. Je suis le témoin d’un très grand mystère. Pour moi en tout cas. Il faut beaucoup de courage pour passer entre les cordes et faire face à l’adversaire, sans autre arme que son entraînement et sa détermination.

Il y a d’autres témoins de ce grand mystère dans le public : la propriétaire de notre hôtel et sa fille. Avec leur gentillesse, leur simplicité, les boxeurs ont remporté aussi ce combat-là : ils les ont convaincues de venir les voir boxer. Et elles sont là, n’en revenant pas de découvrir des jeunes très différents de l’image qu’on se fait d’eux habituellement : « Avec tout ce qu’on voit à la télévision ! ». Eh bien, il ne faut pas croire tout ce qu’on voit à la télévision !

Ce soir-là, Abel devient champion du monde amateur de full-contact, Félix finit bien la soirée en devenant champion de France de full-contact. Quatre combats, quatre victoires, quatre titres, Khalid a de quoi être fier de ses poulains.

Tandis que nous roulons de nuit vers Paris, le souvenir du « Podium électronique d’Europe nº 1 » de mon enfance me revient en mémoire. Une fois de plus, je me situe entre ombre et lumière, passant des vestiaires au pied du ring et retournant dans les vestiaires entre deux combats. Ombre et lumière. Une certitude s’impose alors à moi : je me sens bien avec les boxeurs, protégé, apaisé. Avec eux, la vie ne me fait plus peur. Ils la connaissent si bien ! Rien ne semble leur faire peur. Si l’on est capable de monter sur un ring, on peut affronter n’importe quelle situation de la vie. Ce n’est bien sûr pas tout à fait vrai, et parfois même il faut regarder la question à l’envers : ces jeunes ont enduré tellement d’épreuves dans leur vie que monter sur le ring ne leur fait pas peur.

Ce 22 mai, date fatidique, souvent maléfique, a donc été le jour de mon intronisation dans le monde de la boxe et dans la vie réelle, enfin. Oui, je peux dire que c’est vraiment ce jour-là que je me suis incarné sur Terre.

Au mois de juin, je dois quitter l’appartement de la rue Boulard. Mais où aller ? Je sens bien qu’une nouvelle aventure commence avec la boxe, mais elle n’en est qu’à ses débuts. Je ne peux pas aller m’installer à Meaux. C’est trop tôt. Je décide donc provisoirement d’habiter chez mes parents à Lésigny, le temps de voir comment tournent les événements. Avantage, si je veux aller à Meaux et suivre les boxeurs, je pourrai me servir de la voiture de ma mère. Car, c’est décidé, je vais reconduire ! Et je suis à l’aube de bien d’autres révolutions…





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