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Ces vies dont nous sommes faits

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Avoir puis être

Les jours suivants, je tente de reprendre une vie normale. Je suis passé d’une vie à une autre. Mon ancien costume m’est devenu complètement étranger. Mais le nouveau costume n’est pas encore prêt chez le tailleur… Ma renaissance va passer par les cités, j’en ai la certitude, et ma traversée « à l’envers » de la cité Michelet en est le signe avant-coureur.

C’est alors que se produit un événement comme seul le destin en a le secret. Une affichette dans le hall de mon immeuble annonce que le propriétaire, une compagnie d’assurance, met en vente les appartements et nous sommes invités à prendre contact avec Stéphanie Morel, la personne chargée de l’opération.

Et c’est ainsi que Stéphanie entre dans ma vie. Dès le premier contact, nous sympathisons. C’est une jeune femme blonde dynamique, jolie et très sympathique. Mais derrière cette apparence commerciale bien lisse se cache une personne en plein désarroi. Aussi, quand elle me demande ce que je fais dans la vie et que je lui apprends que j’ai démissionné de la télévision pour changer de vie, elle se sent très intéressée par mon parcours, car elle-même se pose beaucoup de questions sur sa vie personnelle et sur son métier.

Stéphanie s’est installée dans un des appartements de l’immeuble et reste toute la journée seule, attendant qu’un locataire ou un acquéreur potentiel vienne lui rendre visite, ce qui ne l’occupe pas à plein temps. Et comme de mon côté, je n’ai pas d’autre activité que de noircir mes grimoires, il arrive souvent qu’elle vienne me voir pour tuer son ennui, et réciproquement.

C’est ainsi que nos relations s’intensifient.

Un jour, je lui révèle que mon appartement est hanté. Et comme Mme Méry m’a appris que le fantôme « occupait » aussi l’appartement du troisième étage, je demande un jour à Stéphanie de me faire visiter cet appartement qui, en l’occurrence, est vide. Comme je l’ai raconté précédemment, c’est aussi un duplex, identique au mien.

Ainsi Stéphanie commence-t-elle à me suivre dans mes recherches paranormales. C’est avec elle que je vais visiter le château de Mortefontaine, ce lieu cher à Gérard de Nerval qui a peuplé mes rêves éveillés de nombreuses années durant.

Stéphanie admire mon courage d’avoir ainsi quitté une vie facile pour plonger dans l’inconnu total. On devient vite « accro » au salaire qui tombe tous les mois, aux multiples petits plaisirs que l’argent nous procure. Lâcher tout cela apparaît comme la solution la plus raisonnable pour se rapprocher de soi-même et en même temps la plus folle ! Stéphanie me considère donc avec une curiosité bienveillante.

La mise en vente de l’appartement est le signe évident que je dois quitter la rue de Cambrai. De toute façon, mes réserves s’amenuisent et je vais bientôt ne plus avoir de quoi payer mon loyer. Je n’ai aucune idée de l’endroit où je pourrais aller. N’ayant pas de revenus, j’ai peu de chance de retrouver une location. Il me semble alors que je dois être le plus léger possible.

La petite valise

C’est à cette époque que la télévision diffuse le film de Steven Spielberg, L’empire du soleil. L’histoire se déroule à Shanghai pendant la Seconde Guerre mondiale. Un jeune britannique, James Graham, se trouve au Japon avec sa famille quand ce pays déclare la guerre aux États-Unis, à la Grande-Bretagne et aux Pays-Bas. Son destin bascule ; il est fait prisonnier et éloigné de sa famille.

James Graham avec la petite valise qui contient toute sa vie. L’Empire du Soleil de Steven Spielberg en 1987.

Durant toute son aventure, l’adolescent ne se sépare jamais d’une petite valise dans laquelle il range les objets qui ont le plus de prix à ses yeux. Trois fois rien, en fait, une photo de ses parents, une montre. Mais pour lui ce sont des trésors.

Cette petite valise marque mon esprit et je décide de me débarrasser de tout ce qui fait ma vie jusqu’alors pour ne garder que deux ou trois objets, que je rangerai dans une petite valise, comme le héros de L’empire du soleil.

Mon opération de remplissage de sacs-poubelle s’intensifie dans les jours suivants et j’appelle Emmaüs. Les membres de cette association débarquent dans l’appartement quelques jours plus tard et emportent tout, ou presque. Je ne garde que mon lit, une table pour écrire, une petite table basse, la télévision et le canapé en cuir. Tout le reste disparaît et j’en ressens un profond soulagement. Quelle légèreté ! Ce n’est pourtant qu’une première étape ; le reste des meubles partira un peu plus tard.

Juste avant la venue d’Emmaüs, j’ai convié mes amis à un « vide appartement » festif. Les uns après les autres, ils ont défilé dans mon appartement pour prendre les objets qui les intéressaient : lampes, sacs de voyage, appareils électro-ménagers, livres, services de table, etc. Ainsi, en quelques semaines, mon « avoir » diminue considérablement. Certes, je n’ai pas encore atteint mon objectif de faire tout tenir dans une petite valise, mais je me suis débarrassé de beaucoup de choses et je me sens proche de mon « moine intérieur », vivant dans la sobriété avec juste un lit, une chaise et une table.

Se défaire de tout cet environnement matériel n’est pas si simple. Cela prend du temps. L’entourage est très partagé. Il peut comprendre l’envie « de soulager la mule » pour continuer le voyage, mais le dédain affiché pour le matériel le trouble, lui qui y attache encore tant d’importance. Il y a quelque chose de subversif à prétendre s’être libéré de cette attraction. Surtout à cette époque. Aujourd’hui, la prise de conscience des ressources limitées de notre planète a généré un mouvement de pensée dit de la « simplicité volontaire ». Notre société est plongée au cœur d’une contradiction mortelle : notre consommation effrénée d’objets génère nos revenus. En même temps, elle crée des frustrations permanentes et surtout épuise nos réserves d’énergie.

Né au Canada, le mouvement de la « simplicité volontaire » prône le « vivre mieux avec moins ». Ce qui est naturellement anti-économique dans une société bâtie sur la surconsommation et le renouvellement rapide de nos objets. En même temps, si nous ne tentons pas d’inverser le processus, nous courons à notre perte. En attendant, nos placards débordent et face au flux incessant d’acquisitions nos poubelles ne suffisent pas à écluser nos surplus.

Bientôt sous les ponts

Mon objectif de ramener mes biens matériels au contenu d’une petite valise en carton provoque en moi un bouleversement de perspective. Il ne me reste plus que deux mois à « vivre ». En juillet, je n’aurai plus de quoi payer mon loyer ni de quoi manger ; je vais nécessairement finir sous les ponts. Je ressens profondément cette perspective. Et il se produit alors en moi un phénomène extraordinaire. Tout à coup, je prends conscience que, même débarrassé de tous mes objets, même vivant dans le dénuement le plus complet, je serai toujours là ! Mon être, lui, ne sera pas anéanti. Je comprends alors à quel point je me suis confondu pendant des années avec les objets qui m’entouraient. Mes « avoirs plein les armoires », comme dit Alain Souchon dans Foule sentimentale, ont, sans que je m’en aperçoive, étouffé mon être et créé une personnalité artificielle, dépendante. Ce sentiment de contacter mon être profond est à la fois soudain, puissant et libérateur. Je viens de changer de registre de fonctionnement. Oui, même après le 1er juillet, j’existerai toujours. Et je continuerai à jouir de cette richesse qu’est l’être.

Cette révolution intérieure accélère le processus de vidage de mon appartement. Je détruis même ce qui m’a paru un temps le bien le plus précieux : mes écrits. Méthodiquement, je jette les disquette de mes textes et toutes les impressions. Je détruis même le petit carnet Manifold avec la belle couverture reliée qui contient mes Œuvres complètes enfantines. Je jette ma première bande dessinée écrite à dix ans, P’titgros au cirque. Je jette mon roman La Partition de Morgenstein. Je jette tout.

C’est alors que des plombiers font irruption dans ma vie.

Les canalisations de l’immeuble sont en très mauvais état et il n’est pas concevable de vendre les appartements sans les refaire. Mais il n’est pas concevable non plus de changer tous les tuyaux. Il est donc décidé de créer un réseau parallèle ! Et pour ce faire, une armée de plombiers investit l’immeuble, et ma solitude !

L’un de ces plombiers, prénommé Georges, entre en contact avec moi à plusieurs reprises. Je le rencontre souvent dans l’immeuble. Il a accompagné le chef des travaux lors de la visite de mon appartement avec un architecte pour définir le nouveau tracé des tuyaux dans chaque pièce. Une sorte de relation se noue ainsi entre nous au fil des jours.

Un matin, on sonne à ma porte. Sur le seuil se tient Georges avec un autre plombier :
— Je vous présente Paulo, mon frère, me dit Georges.

Ledit Paulo vient purger les radiateurs tandis que Georges s’active sur le palier. Paulo a un physique de rugbyman avec une grosse voix et des phrases taillées à l’emporte-pièce. En pénétrant dans mon appartement, son attention est attirée par une grande fresque qui couvre tout un pan de mur au deuxième niveau de la mezzanine. Cette fresque, laissée par les précédents occupants, représente une vue de Venise. Paulo reconnaît le pont des Soupirs et me le fait remarquer, ajoutant qu’il est déjà allé à Venise avec sa copine et qu’il a beaucoup apprécié cette ville. Sa confidence me surprend et comme il évoque ce voyage avec une certaine émotion, une émotion étonnante, vu la morphologie du gaillard, je lui dis bêtement :
— Vous êtes romantique…

Malheur, qu’ai-je dit là ! J’ai vraiment prononcé un gros mot. Paulo me plaque au sol rudement d’un « Pas vraiment, non ! » qui met fin à la conversation. Cependant, il ne m’en voudra pas et nous aurons par la suite d’excellentes relations.

En fait, deux entreprises de plomberie ont été mobilisées pour cette opération d’ampleur. Et selon le gardien l’une est sérieuse, l’autre composée de gamins « qui sont aussi plombiers que vous et moi ! ». C’est l’équipe de Georges qu’il traite ainsi.

Georges est un enfant de l’immigration portugaise. Lors de nos conversations, il m’apprend qu’il habite à Aulnay-sous-Bois dans la cité des 3000. Il joue les grands frères auprès de Paulo qui n’en fait qu’à sa tête et « avance dans la vie sur le fil du rasoir », entre petits boulots et petite délinquance.

La cité des 3000 d’Aulnay-sous-Bois où habite Georges, le plombier (vue en 2009).

Quelques semaines après ma traversée de la cité Michelet, je suis très surpris de voir ainsi un contact se nouer avec quelqu’un issu de l’immigration et vivant dans une des cités les plus désespérantes de la région parisienne. Les jeunes de quartiers, avec leur histoire compliquée, leur recherche permanente d’équilibre, leur instabilité chronique, leurs tentations multiples, leur quête d’une vie « bien », s’invitent ainsi chez moi. Je suis en train de basculer entre deux mondes. Je liquide le passé, et je prends conscience que l’avenir vient me chercher, sous l’habit de plombiers chargés d’installer un second réseau de tuyaux dans mon immeuble. Et ces plombiers se manifestent sous l’apparence de deux frères. Décidément ! Après les jumeaux arabes, les boxeurs thaïs et le body-builder des tours d’en face, ce sont les plombiers qui me mettent sous le nez une paire de frères ! Et ce n’est qu’un début !

Un matin, je me sens de nouveau très mal à l’aise, un peu comme lors de ma « petite mort ». Très perturbé, j’appelle Irina pour qu’elle m’aide. Justement, elle a en face d’elle un médium spécialisé dans la détection des bonnes et des mauvaises énergies d’un lieu. Immédiatement, il lui révèle l’origine de ma perturbation : de l’eau stagnante dans mon appartement. Ce n’est jamais très bon l’eau stagnante, d’une manière générale. La proximité des mares, des lacs, des marais, n’est jamais conseillée… C’est pourtant là qu’on a construit beaucoup de cités ! Personne ne voulait de ces terrains. On les a vaguement asséchés pour y planter des tours, mais les mauvaises énergies sont restées.

Après ce coup de fil, je vais inspecter le dessous des deux baignoires de l’appartement et, effectivement, en ouvrant le coffrage de l’une d’elles, je découvre une petite mare d’eau. Comment le médium a-t-il pu déceler cela simplement au téléphone ? Mystère ! Je profite de la présence de Georges dans l’immeuble pour lui demander de résoudre ce problème de fuite, ce qu’il fait très gentiment. Tout au long de la réparation de la fuite, il est sans cesse interrompu par les membres de son équipe qui rencontrent problème sur problème dans l’immeuble. Les plombiers vont et viennent dans mon appartement pour lui demander des conseils (les téléphones portables n’existent pas à cette époque). Le pauvre Georges a bien du mal à dominer la situation et à venir à bout de ma fuite. Il pousse périodiquement de gros soupirs et à la fin de la réparation, une bonne bière est bienvenue.

Enfin, le grand jour arrive et Georges, muni de sa grosse perceuse de pro, commence à trouer le parquet et les murs dans toutes les pièces de mon appartement. C’est une opération étonnante. Les tuyaux étaient jusqu’à présent invisibles, passant dans les planchers et les murs. Là, ils se mettent à parcourir les cloisons, les parquets. Ils entrent dans un placard, ressortent au coin du mur puis entrent dans le placard d’à côté. Un incroyable délire, digne du film Brazil. Des tuyaux, des tuyaux, des tuyaux. Une horreur. Georges perce les murs et les parquets puis fait passer les tubes qu’il soude. Le plus difficile est naturellement de trouer dans le sol au bon endroit pour se raccorder au tuyau de l’appartement du dessous. Tous les ingénieurs qui percent des tunnels dans les montagnes le savent. Creuser, ce n’est pas bien difficile, creuser dans la bonne direction, c’est autre chose. Georges rate la jonction et est obligé de ménager dans le plancher un deuxième trou à côté du premier. Tout cela est tout à fait inesthétique ! L’opération rondement menée donne un curieux look « Beaubourg » à mon appartement.

Ces plombiers me rappellent ma propre famille maternelle. Mon parrain, celui dont le chien a mangé le début de mon petit carnet noir contenant mes Œuvres complètes est lui-même plombier. Son père possède à Cognac, place du Canton, à côté du relieur, une boutique de « Plomberie-Sanitaire » et un vaste atelier. L’essentiel de ses activités se déroule dans les chais de Cognac où les canalisations abondent. Quitte à être plombier, il est sans doute préférable de réparer les fuites des tuyaux où s’écoule le précieux digestif signé Martel ou Hennessy que les fuites de baignoires…

Bref, Georges me rappelle que j’ai au fond de moi une double origine sociale. La famille de ma mère est issue en effet du monde des ouvriers, des petits artisans. Mon père, au contraire, vient d’une famille de médecins, de magistrats, de hauts fonctionnaires. Deux de ses cousins sont députés et son père, magistrat, a même été un temps maire de Marseille ! La cité d’en face et les plombiers viennent sans doute me dire que j’ai quelque peu négligé cette autre branche de ma lignée. On ne choisit pas de s’incarner dans une famille « mixte » sans que cela ait un sens particulier qu’il s’impose de faire vivre. Si du sang de boxeur coule dans mes veines depuis mes neuf ans, du sang de plombier circule dans mes tuyaux depuis bien longtemps aussi. Est-ce à cette question, déjà posée à mon père, que je dois trouver une réponse dans cette vie ?

En tout cas, quelque chose est vraiment en marche. Et j’ai le sentiment qu’à travers Georges et ses copains plombiers de la cité d’Aulnay-sous-Bois, le destin vient me chercher.

Le mystère de la chambre blanche

Enfin, les plombiers achèvent leur ouvrage, et l’immeuble redevient très calme. Stéphanie trouve un couple très intéressé par mon appartement. La femme est architecte, l’homme est dessinateur. Nous convenons entre nous d’une petite transaction tout à fait illégale ! Ils achètent l’appartement au prix minoré d’un logement occupé et me donnent de l’argent pour que je parte. Ce qui est de toute façon mon intention. Et ainsi, je ne finis pas le 1er juillet sous les ponts. Dans les situations hautement périlleuses, il y a toujours une main qui vous tire d’affaire in extremis.

Je profite de cette entrée d’argent inespérée pour prendre quelques vacances et je décide de me rendre justement dans ma famille maternelle, à Cognac. Je commence par un petit tour sur les lieux de mes vacances, à Ronce-les-Bains et La Tremblade. Je revois avec émotion la place où s’était installé le « Podium électronique d’Europe nº 1 ». Étrange destin qui m’amène aujourd’hui à tirer un trait sur ce qui me paraissait si important à l’époque. Mais en passant à Saintes, peu après ce pèlerinage à la source désormais tarie, je crève un pneu ! Un pneu ce n’est qu’un pneu, pour la plupart des gens, et ils ont raison, mais pour moi qui cherche des réponses dans les symboles qui se manifestent autour de moi, un pneu me fait penser à pneuma, le souffle, l’esprit en grec. Catastrophe ! L’inconscient m’envoie le message que mon esprit est à plat ! Et moi qui croyais avoir capté une nouvelle énergie et pressenti la nouvelle direction qu’allait prendre ma vie !

Complètement effondré, je me dirige vers le garage le plus proche. Je suis anéanti. Moins par la crevaison que par le symbole. Le mécanicien qui m’accueille doit sentir la profondeur de mon désarroi, car, dans un grand sourire qui plisse ses yeux d’un bleu incroyablement clair, il me rassure : « Eh bien, un pneu crevé, ce n’est pas grave, Monsieur, on va le regonfler ». Et voilà ! Pendant un temps, je reste sans voix. Je me dis que les individus qui vivent dans le monde matériel ont bien de la chance. Problème, solution. Ça crève, on regonfle. Tandis que pour mon esprit à plat, je me sens encore loin de la solution.

Je repars avec un pneu regonflé à bloc. Je suis accueilli chaleureusement par ma famille maternelle. Je me garde bien de parler de plombiers et de tuyaux. Je revois un cousin que je n’avais pas vu depuis plus de vingt ans. Il fait du rugby, comme son père, et ses oncles, et son grand-père, et ses grands-oncles, comme tous les hommes de la lignée — leurs oreilles en chou-fleur et leurs dents cassées l’attestent. La réponse à la question que me pose la vie est-elle de réconcilier ces origines si différentes qui s’agitent en moi ?

À mon retour de vacances, mon opération « petite valise » reprend de plus belle. J’ai certes de quoi vivre quelques mois, mais pas de quoi trouver un nouveau logement. Je pense alors partir sur les routes, avec mon bagage très léger. L’idée me vient d’aller peut-être vivre en Vendée dans la maison de la femme de Jean-Claude. C’est mon seul point de chute. Et là, j’attendrai que le destin se manifeste, un peu comme le héros de mon roman La Partition de Morgenstein. Mais le destin ne l’entend pas de cette oreille…

Mon frère habite un grand appartement dans le 17e arrondissement de Paris, à Villiers, et son amie Isabelle possède elle-même un tout petit appartement rue Boulard, dans le 14e arrondissement, près de la rue Daguerre, à deux pas du lion de Denfert-Rochereau. Ils ont décidé de vivre ensemble. Isabelle cherche donc quelqu’un pour son logement, et mon frère me propose de l’occuper. Je décide de saisir cette perche et de m’installer dans ce minuscule logement.

C’est un lieu bien étrange. L’immeuble est un ancien hôtel qui a été découpé en appartements. Celui d’Isabelle est au dernier étage, et donne sur les toits de Paris. Au sol, il occupe treize petits mètres carrés ! Et pourtant, il y a une vraie cuisine, des vrais WC indépendants, et une baignoire — certes sabot — dans la salle de bain. Un escalier étroit et raide mène à une mezzanine sous les toits avec un grand lit et un coin bureau. La surface totale au sol est de vingt-trois mètres carrés. Je viens d’un duplex de cent vingt mètres carrés. Je vais devoir remplir encore beaucoup de sacs-poubelle !

En visitant cet appartement minuscule la première fois, je suis surpris par sa ressemblance avec un lieu décrit dans un scénario de 1982, Autodafé [1]. Ce scénario raconte l’histoire d’Olivier, un étudiant écrivain à ses heures qui vient s’installer à Grenoble dans une minuscule chambre d’étudiant et qui, à la faculté, se lie d’amitié avec un sportif très amateur de femmes et d’athlétisme. Olivier est impressionné par la blancheur du lieu :

OLIVIER et LA CONCIERGE arrivent sur le palier du sixième étage. Un air de violon s’échappe d’une des chambres. Ils posent les valises. OLIVIER jette un coup d’œil vers la porte du violoniste tandis que LA CONCIERGE sort la clé de sa poche et l’introduit dans la serrure.
LA CONCIERGE - C’est là.
Elle pousse la porte. Le palier est soudain inondé par une lumière forte et blanche, presque bleue. Elle laisse entrer OLIVIER le premier. Sur son visage se lit comme une jubilation.
Elle entre à son tour et referme la porte. Le palier est de nouveau plongé dans l’obscurité.

SCENE 5
CHAMBRE OLIVIER - INT/JOUR

Tout de suite en entrant, à gauche, un petit réduit sert de cuisine et de salle de bain. Puis une seconde porte, ouverte, donne sur la chambre. C’est une vaste pièce aux murs blancs, lisses et nus. Quelques meubles sans style : une table, une chaise, un double lit, une grosse armoire. Il y a aussi une cheminée.
OLIVIER visite la chambre. Il est fasciné par son extraordinaire clarté, et aussi par son extrême dépouillement. LA CONCIERGE reste dans l’encadrement de la porte.
LA CONCIERGE - Elle est grande, n’est-ce pas ?
OLIVIER ne répond pas.
LA CONCIERGE - C’est la seule qui donne sur la rue...
OLIVIER jette un coup d’œil par la fenêtre. L’immeuble est le plus élevé de la rue. Il domine les toits du quartier.
LA CONCIERGE - La cuisine est par là...
Elle lui montre le réduit sombre. Il se penche dans l’encadrement de la porte et y jette un rapide coup d’œil.
LA CONCIERGE - Monsieur Virieu aimait beaucoup cette chambre. Il la louait souvent à des étudiants comme vous. Quand il a quitté Grenoble, il n’a pas eu le courage de la vendre.
OLIVIER - Je sais...
LA CONCIERGE - C’est un membre de votre famille ?
OLIVIER - Non, un ami de mon père.
LA CONCIERGE - Ah, oui. Monsieur Virieu m’a dit que votre père était très malade...
OLIVIER - Oui.
LA CONCIERGE s’est lancée dans un grand numéro de séduction. Elle minaude, se passe la main dans les cheveux, sourit bêtement... OLIVIER reste de marbre.
LA CONCIERGE - Si vous voulez de ses nouvelles, vous pouvez appeler de la loge.
OLIVIER - Je vous remercie.
OLIVIER retire son manteau. Il apparaît en complet noir.
LA CONCIERGE - Si vous avez besoin de quoi que ce soit... N’hésitez pas...
OLIVIER (en retirant sa veste) - Merci.
LA CONCIERGE referme la porte derrière elle. OLIVIER pousse un soupir de soulagement.

Une fois seul, OLIVIER laisse paraître un certain malaise. Il regarde les murs blancs et lisses avec inquiétude puis, comme tout à l’heure, il se met à les caresser, mélange de fascination et de terreur.

J’ignore à l’époque que c’est dans cet appartement tout blanc, qui me rappelle tellement la chambre d’étudiant de mon personnage Olivier, que je vais écrire la série télévisée sur le football, Goal, laquelle va me propulser dans le monde du sport. Une fois de plus, un de mes écrits est prémonitoire. Je ne le sais pas encore, bien sûr. Mais la ressemblance de l’appartement d’Isabelle avec la chambre blanche d’Olivier dominant les toits du quartier me déconcerte.

L’endroit est très plaisant. En bas, je ne peux installer qu’un petit fauteuil. Il me faudra manger sur une table pliante. Grâce à deux tréteaux, la grande plaque de verre fumé de ma table basse, me servira ici de bureau. Il me faudra quand même acheter une commode. Pour les vêtements, il y a un petit placard de quarante centimètres de large. L’architecte a su parfaitement utiliser chaque centimètre carré. Cela ressemble à une cellule monacale, et ce n’est pas fait pour me déplaire.

Je n’ai pas le choix. Je fais venir une nouvelle fois Emmaüs rue de Cambrai, qui emporte les derniers meubles, notamment mon magnifique canapé en cuir et son grand fauteuil. Je réduis ma garde-robe au strict nécessaire, en prenant soin de ne garder que des vêtements qui s’accordent entre eux. Je me constitue ainsi la garde-robe idéale. C’est en fait pour moi l’occasion de définir les principes élémentaires d’une « simplicité volontaire » que je vais ensuite appliquer dans ma vie, même quand j’occuperai des appartements plus grands.

En fait de petite valise, je pars avec trois cartons qui contiennent mes photos et mes journaux de la période récente. Je me dis que j’écrirai sans doute un jour un récit de cette période et ce serait bien de disposer de quelques notes. Je garde aussi mon Grand Robert en sept volumes et mon Grand Dictionnaire Larousse encyclopédique en vingt volumes, ainsi que quelques livres essentiels, dont Jung, bien sûr. En fait, mine de rien, ce minuscule appartement peut contenir beaucoup de choses ! L’essentiel en tout cas. Ce genre de circonstance oblige à faire un tri radical dans sa vie, entre ce qui compte et ce qui ne compte pas. Et ce qui compte tient vraiment peu de place. Mais j’ai désormais une nouvelle liberté vis-à-vis des objets. Le fait d’avoir contacté l’être, d’avoir accepté l’idée que tous mes objets pouvaient se résumer à une petite valise avec deux ou trois souvenirs, m’a libéré de l’asservissement aux choses. J’ai appliqué à la lettre le dicton des alchimistes « Déchire tes livres avant qu’ils ne te déchirent le cœur », et j’ai décidé désormais de vivre plus en contact avec mes émotions, avec mes souvenirs. Tous les objets m’apparaissent comme des obstacles à un contact vrai avec la vie, avec les autres. Je suis un cérébral, et il me semble que ma nouvelle vie doit passer par une mise en avant de ma part émotionnelle. Moins de livres, plus de cœur. Oui, sans doute, telle est la découverte de ces mois passés. Je ne suis pas encore allé au bout de la démarche, mais déjà pour moi mon rapport au monde est transformé. Et le plus étonnant est que cela ne m’a pas coûté beaucoup de jeter mes vieux habits. Les bienfaits sont au contraire immédiats.

J’emporte aussi juste deux paires de draps, deux sets de serviettes de toilette, quelques assiettes, une casserole et une poêle, quelques couverts.

J’ai juste un dernier « détail » à régler : ma voiture. La belle Alfa Romeo achetée du temps de ma nomination comme administrateur des studios de Bry-sur-Marne est devenue encombrante. Je décide de la donner à un ami. Je ne veux plus jamais conduire de voiture. Cette carcasse de tôle coûteuse me paraît l’expression du « petit moi », de notre ego prétentieux, l’incarnation du Mal, de nos mauvais penchants, qui déclenche en nous les pires instincts. Non, c’est promis, juré, jamais plus je ne conduirai.

Ainsi, en septembre 1990, après neuf mois de « vie sabbatique » et de grand ménage, je laisse le duplex de la rue de Cambrai au couple et je m’installe rue Boulard. La lourde page de quarante années de ma vie est tournée.

Il m’arrive de m’en vouloir d’avoir accepté cet appartement. Je regrette de ne pas être allé au bout de mon rêve de la « petite valise », de ne pas m’être retiré en province, loin du monde, pour changer complètement d’environnement. Le destin semble m’avoir retenu in extremis pour m’empêcher de commettre une grosse bêtise.

En tout cas, si les murs de mon mini-appartement sont blancs, mes idées, elles, sont noires. Le quartier est certes agréable, mais je n’ai pas assez d’argent pour en profiter vraiment. Pour éviter de consommer trop d’électricité, je ferme mon radiateur électrique le plus clair du temps. Résultat, j’ai froid. Je noircis mes grands cahiers noirs dans treize mètres carrés. La belle affaire ! Je ne sais plus où je vais. Et les cités, qui étaient mon objectif, sont loin, très loin de moi maintenant. Ai-je manqué un virage ? Mon pneu, en tout cas, est bien dégonflé.

Mais non, ce n’est pas un recul, c’est un détour. Ainsi va le destin, comme un labyrinthe. On croit s’approcher du but et soudain on s’en éloigne. On croit s’en éloigner et soudain on s’en rapproche. Car c’est bien dans cette solitude blanche et froide que va débuter l’aventure la plus excitante de ma vie…


[1Voir sur ce site le texte du scénario.





© Christian Julia. 2021-2021.
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