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Ces vies dont nous sommes faits

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D’un extrême à l’autre

Mon frère, qui vit avec sa nouvelle amie dans le quartier du Panthéon, rue Lanneau, a décidé de déménager et a trouvé un appartement plus grand, près du Jardin des plantes, dans le quartier d’Austerlitz. Il me demande si je souhaite reprendre son appartement. Je saisis l’occasion et c’est ainsi qu’en juin 1996, je quitte Meaux et reviens m’installer à Paris. Mais c’est bien plus qu’un déménagement. C’est un véritable retour aux sources. Je ne suis pas très loin de la faculté d’Assas, de Sciences Po et du jardin du Luxembourg, les lieux magiques qui ont bercé ma vie estudiantine.

À peine installé, je cherche à reprendre mon métier de scénariste. Et effectivement, je parviens à m’associer à quelques projets intéressants. Mais après l’expérience que je viens de vivre dans les cités pendant plusieurs années, j’ai beaucoup de mal à reprendre mon ancienne vie. De nouveau, j’ai l’impression d’être un extraterrestre débarquant d’une autre planète. Je renoue aussi avec mon amie Claude et je lui raconte mon incroyable quotidien avec les jeunes des cités.

Les boxeurs viennent parfois me voir à Paris, et je retourne souvent à Meaux. Je ne vois plus Khalid. Il est devenu conseiller auprès du ministre de la Défense où il est notamment chargé d’apaiser les relations entre les jeunes des quartiers et les gendarmes. Je ne le reverrai qu’en avril 2009, treize ans plus tard, lorsqu’il m’invitera à la remise de sa médaille de Chevalier de l’ordre national de la Légion d’Honneur.

Sans doute un peu frustré de n’avoir pas écrit sa biographie, je commence en 1996 une série d’entretiens avec son frère Abel pour raconter son exceptionnel parcours sportif et les actions qu’il a menées au sein de Sport Insertion Jeunes avec les autres « grands frères » sportifs.

Très vite, je m’intéresse à Internet, qui commence à devenir « grand public ». J’ai bien compris que les grands médias délaissent les cités. L’effet « grand frère » s’est estompé. La banlieue provoque désormais répulsion et mépris. La boxe non plus n’a pas bonne réputation à la télévision. Je renonce donc à présenter les textes et les photos que j’ai accumulés pendant ces années. Mais Internet va m’offrir une vitrine extraordinaire.

En décembre 1997, j’ouvre ainsi un site consacré à la boxe pieds-poings dans lequel je présente mon dictionnaire des trois cents mots de la boxe, et bien sûr les portraits de boxeurs et les photos de galas. Par la suite, ce site va se développer, accueillant des biographies de champions, des annonces de compétitions, une revue de presse et surtout un annuaire des clubs. Très vite, il est récompensé par Wanadoo. Il se classe parmi les cinquante meilleurs sites de sport sur le web français, ce qui est un beau score pour quelqu’un qui a été dispensé d’éducation physique pendant toute son enfance ! Les élèves de l’école Polytechnique, là où Khalid El Quandili a donné des cours de full-contact, saluent son excellence et en font leur bible ! Aujourd’hui, deux mille personnes s’y connectent tous les jours, essentiellement pour rechercher un club pour pratiquer les différentes disciplines. Je suis pleinement satisfait d’avoir dès l’origine du web utilisé cet outil pour faire connaître la boxe pieds-poings et parler des jeunes qui la pratiquent. Le site permet à de nombreux journalistes de mieux connaître cet univers si particulier. Il sert de guide à tous ceux qui, ne bénéficiant pas de structures adaptées dans leur pays, veulent s’initier à ce sport. Cela concerne les pays francophones d’Afrique noire, d’Afrique du Nord et des Îles…

À la fin de l’année 2000, des amis me proposent d’entrer dans un institut de formation professionnelle pour adultes qui organise des sessions dans toute la France dans les domaines du développement personnel et du management. Un vrai bonheur pour moi. Je passe à un autre extrême. Après l’enfermement des cités, je n’arrête pas de bouger. Je me rends dans deux villes différentes chaque semaine : Angers, Strasbourg, Mulhouse, Metz, Toulouse, Bordeaux, Rennes, Pau, Lyon, Besançon, Limoges, Clermont-Ferrant, Reims, Lille et j’en passe… Je sillonne la France en tous sens, en voiture, en train, en avion. J’ai l’impression de ressembler au personnage de dessins animés Woody Wookpecker qui traverse le globe terrestre à une vitesse incroyable. En à peine quelques mois, j’ai dû parcourir des dizaines de milliers de kilomètres.

Autre changement radical : je me trouve quotidiennement au contact de personnes qui travaillent, ont soif de connaissance, de progression personnelle. Rien à voir avec la désespérance que je viens de quitter !

Au bout de quelques mois, je suis nommé directeur de la communication et responsable pédagogique de cet institut et je vais m’installer à Fontainebleau, non loin de son siège social. Mais les cités finissent par me manquer. Certes, j’ai retrouvé une position sociale, rempli de nouveau mon compte en banque, renoué avec mon milieu, mais je suis à la recherche d’un équilibre. Je ne veux pas accepter l’idée qu’il faille être dans un univers ou dans un autre, il doit bien y avoir un moyen de réaliser une synthèse, de parvenir à la fameuse conjonction des opposés, pas seulement sur le plan psychologique, mais aussi sur le plan social.

L’envie de revenir à Meaux me taraude de plus en plus. C’est ce que je fais en 2005. Je quitte l’institut de formation et Fontainebleau et retourne vivre à Meaux. Neuf années ont passé. La ville a changé, moi aussi. Je m’installe dans un quartier un peu périphérique. De la fenêtre de mon bureau, au dixième étage de mon immeuble, j’aperçois au loin les hautes tours des cités de Beauval et de la Pierre Collinet, comme autrefois je voyais la cité Michelet de mon bureau rue de Cambrai. Du pareil au même. De nouveau je vis entouré de boxeurs et je m’intéresse de près aux aventures des nouvelles générations. Mais, dix ans après mon premier séjour dans cette ville, je constate que les communautés se referment sur elles-mêmes, que les comportements se radicalisent. Dans les cafés, certains jeunes maghrébins parlent arabe entre eux. Et pour saluer un ami, même s’il n’est pas Arabe, ils disent désormais « Salam ». Je sens qu’ils s’éloignent de nous. Je serais bien en peine d’œuvrer aujourd’hui dans les cités comme je l’ai fait autrefois.

Ce n’est pourtant pas une raison pour baisser les bras car, je le répète, de notre capacité à faire fonctionner notre société selon un ordre naturel, humain, dépend — c’est ma conviction — la résolution des problèmes écologiques qui menacent notre avenir.

J’ai désormais ma propre activité libérale. Je suis devenu conseiller en communication. Je travaille chez moi en banlieue et je rends visite à mes clients à Paris. J’ai exploré tous les espaces qui séparaient ces deux univers face-à-face. Ils ne sont plus opposés, je passe de l’un à l’autre en toute fluidité. Le « grand écart » décrit par Isabelle Giordano n’en est plus un pour moi.

Il m’arrive effectivement de déjeuner dans un grand restaurant de la place Vendôme ou de la rue de la Paix et le soir de dîner au MacDo de Meaux au pied des cités. Il m’arrive un jour de prendre un verre sur la terrasse d’un appartement sur l’Île de la Jatte à Neuilly et le lendemain d’aider un boxeur à emménager dans un nouvel appartement de l’office HLM. Tous ces univers cohabitent désormais harmonieusement en moi. J’ai uni les opposés, je me suis réconcilié avec mon ombre…





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