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Ces vies dont nous sommes faits

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Tout se bouscule

Au bout d’un an, il ne s’est toujours rien passé avec Khalid. Certes, je l’ai rencontré souvent et une relation amicale s’est nouée entre nous. Je regarde très régulièrement à la télévision la séquence de Sport 3 consacrée aux sports de combat. On y suit des champions pieds-poings dans leurs compétitions et aussi dans leurs actions auprès des jeunes des quartiers. L’émission montre souvent des combats du jeune frère de Khalid, Abel. Il ne lui ressemble pas beaucoup. Il paraît beaucoup plus replié sur lui-même, même si, une fois sur le ring avec les gants, il ne reste pas dans son coin !

Début février 1993, un an après mon premier coup de fil, je renonce à aller plus loin avec Khalid. Je n’ai pas encore assisté à un seul match de boxe, pas même vu un entraînement. Pourtant, les sports de combat et les cités ont envahi ma vie, comblé tous les espaces vides, occupé chaque seconde, chaque neurone. Tout ceci paraît me détourner de moi-même et ne déboucher sur rien.

Quel est donc le frein ?

En fait, je connais la réponse. Elle est très mystérieuse : je n’ose pas poser de questions à Khalid. Ce qui est un paradoxe embarrassant puisque je l’ai appelé pour écrire sa vie et justement l’interroger sur son passé.

Dès le documentaire Beurs j’ai compris que Khalid est quelqu’un qui protège sa vie privée. Mon désir d’écrire sa biographie en tentant de percer le mystère d’une destinée hors du commun relève d’une inconscience caractérisée !

D’autant que, dans mon esprit, il ne s’agit pas simplement de dresser la liste des événements marquants de sa vie, ni de savoir s’il préfère la confiture de fraises à la confiture de groseilles, mais bien d’aller au cœur de sa dynamique personnelle pour tenter de découvrir si, oui ou non, comme le laissait entendre Jung et d’autres, l’inconscient humain a une idée de ce qui attend l’individu, si, oui ou non, lorsque nous sommes enfants, nous avons déjà une connaissance intuitive de notre avenir.

Mais, dès le premier entretien, je comprends que Khalid ne protège pas seulement sa vie privée. Il n’aime pas parler de lui, et même lui demander l’heure semble commettre une terrible indiscrétion.

Un an avant de le rencontrer, j’ai vu le film des frères Cohen, Barton Fink, et je suis hanté par son scénario.

L’affiche du film « Barton Fink ».

Ce film raconte l’histoire d’un jeune auteur qui vient de connaître un vif succès avec une pièce de théâtre sur « les hommes de la rue ». Un producteur hollywoodien lui demande d’écrire une histoire de catcheur, car ce sport est très la mode à l’époque. Barton Fink n’a jamais vu un catcheur de sa vie, et connaît à peu près autant le catch que la vraie vie !

Il va s’enfermer dans un hôtel étrange et reste de longues journées en panne devant sa machine à écrire. Il ne trouve rien à dire sur un tel sujet.

Il est contrarié par la présence d’un client très bruyant à quelques chambres de la sienne… Il s’en plaint au réceptionniste et, un jour, le voisin bruyant vient frapper à sa porte. La forte stature de l’homme le terrorise. D’autant que l’homme est furieux : pourquoi est-il allé gémir à la direction au lieu de lui parler directement ?

Après ce premier contact un peu rude, les deux hommes font connaissance. Barton dit qu’il est scénariste et qu’il écrit un film sur le catch. L’homme, assis sur le lit, lui dit alors : « Ah ! Le catch… J’en ai beaucoup fait… J’en aurais des choses à raconter… ! ». Mais voilà, Barton, le nez rivé sur la page blanche entortillée sur sa machine à écrire n’a pas le réflexe de lui poser de questions. Le catcheur, tout répugnant qu’il lui paraît, pourrait l’aider à écrire, mais la répulsion semble l’emporter sur la crainte de rater une commande et Barton reste silencieux.

Jung dirait que notre homme ne songe pas à demander l’aide de son ombre. Il n’en voit que les aspects négatifs. Or, si notre ombre n’était que la somme de tous nos aspects répugnants, négatifs, vils, il serait facile de l’ignorer. Mais voilà, l’ombre est aussi très étroitement reliée à la vie, à la brutalité du monde, aux instincts vitaux.

Barton, d’ailleurs, dans la suite du film, lorsqu’il se réveillera à côté d’une fille assassinée sauvagement par Dieu sait qui, sera bien content de trouver le catcheur pour qu’il le débarrasse du corps tandis qu’il se réfugie, tremblant et faible, dans les toilettes…

Mais revenons à notre propos : Barton ne pose pas les questions qui l’aideraient à écrire. Je me sens très proche de lui ; je suis aussi paralysé à l’idée d’interroger quelqu’un tellement loin de moi, tellement en contact avec la vraie vie.

J’ai la ferme intention de ne pas commettre la même erreur ! Je suis allé vers Khalid avant tout pour le problème social, mais je n’oublie pas qu’il doit sa réussite à la boxe. La violence de la boxe anglaise — surtout cet acharnement sur la tête — me gêne beaucoup. Certes, les boxes pieds-poings répartissent mieux les coups sur l’ensemble du corps et les mouvements de jambes donnent à ce sport une certaine esthétique. Je suis donc moins mal à l’aise. Mais quand même, je trouve tout cela un peu trop violent.

Cependant, j’ai bien conscience de ne pas avoir en face de moi une brute épaisse. Khalid est tout à fait charmant, calme, prévenant, civil, comme on dit. Comment peut-il faire jaillir de lui une telle violence sur le ring ? Cette énigme me fascine.

Je ne veux pas trop m’interroger sur le sport qu’il a choisi. C’est grâce au full-contact qu’il s’en est sorti. Je respecte son choix. Mais, écrire un scénario sur des sports dans une cité, c’est nécessairement s’intéresser de près à ce sport. Donc, lui poser des questions…

« Pourquoi m’as-tu fait du mal ? »

La « question des questions » m’obsède alors. Surtout ne pas hésiter à lui poser des questions. Khalid, d’ailleurs, semble le souhaiter. Un jour, alors que nous évoquons le programme d’une série d’entretiens afin de rassembler les éléments pour construire un personnage imaginaire, mais lui ressemblant, il m’a indiqué qu’il avait du mal à parler de lui spontanément et m’a invité à lui poser des questions.

Panique générale. Vais-je poser toutes les questions, toutes les bonnes questions… ?

Mon trouble s’accroît lorsque, étudiant la chevalerie qu’il a évoquée dans le documentaire Beurs, je veux en apprendre un peu plus sur la légende du Graal.

Je découvre alors le récit « original », pourrait-on dire, de cette légende, tel qu’il figure dans l’ouvrage d’Albert Béguin et Yves Bonnefoy, La Quête du Graal, qui présente le roman de Chrétien de Troyes :

Le jeune Perceval est arrivé près d’une rivière. Aucun pont n’en permet la traversée. Mais un vieil homme qui pêche dans la barque lui propose de l’héberger. Qu’il monte simplement sur la colline, et il verra sa maison ! Perceval accepte. Il suit le chemin qui lui est indiqué pour, une fois au sommet, ne découvrir qu’un horizon vide. Déjà il maudit le vieux pêcheur, mais soudain, dans le vallon, surgit une tour, et Perceval, sans trop s’étonner, se dirige aussitôt vers elle.

Un vieil homme, tenu couché par une blessure ancienne, le reçoit auprès d’un grand feu et lui fait don d’une épée. Mais bientôt un étrange spectacle va le surprendre. Un “valet” entre dans la salle, tenant par le milieu une lance blanche dont le fer saigne. Deux autres le suivent, avec de précieux chandeliers, puis vient une jeune fille, porteuse d’un “Graal” d’or, tout lumineux, orné de gemmes splendides, et une autre enfin, qui porte un “tailloir”, un plat d’argent. Le cortège traverse la salle et disparaît. Perceval l’a regardé sans mot dire : il croit que la discrétion l’exige. Plusieurs fois pendant le repas que l’on a servi le cortège passe et repasse. Et Perceval remet toujours de demander qui l’on sert ainsi, avec ce Graal…

Le lendemain, à son réveil, le château est vide. Il apprendra en s’éloignant dans le bois, d’une jeune fille qui tient dans ses bras son ami qui vient d’être tué, que s’il avait demandé ce qu’étaient la lance et le Graal, il eût de ce fait rendu la santé au vieux roi pêcheur et la fécondité à son royaume infertile.

Nouveau choc ! Comme Barton Fink, Perceval n’a pas osé poser de questions ! Il a regardé passer les objets et n’a rien dit, alors que le vieux roi n’attendait que cela !

« La Quête du Graal » raconte l’histoire de Perceval à la recherche du précieux calice.

En fait, mon erreur depuis un an est de remettre toujours à plus tard le début des « entretiens ». Je souhaite pouvoir évoquer certains aspects de sa vie dans une ambiance « chaleureuse », plutôt que derrière son bureau. Vraiment, le local de son association dans le 17e arrondissement se prête mal aux épanchements personnels. Mais Khalid reporte toujours le début de ces entretiens. Si bien que les questions s’accumulent dans ma tête, et les mois passent. Je le vois régulièrement, mais sans savoir qui il est, ce qu’il fait, ce qu’il pense.

Mais, plus je creuse la question des questions, plus je me demande si cette difficulté ne vient pas d’une vie antérieure… Je suis à peu près certain que nous nous sommes déjà rencontrés, et il est possible que les choses se soient mal passées entre nous. Encore !

Il faut impérativement que je consulte un médium. À cette époque, je n’ai plus de rendez-vous réguliers avec Irina, qui est plutôt spécialisée dans les régressions, et comme je n’en fais plus… J’ai pris contact deux ans auparavant avec Michel, rencontré lors des grandes séances de médiumnité collective dans le 19e arrondissement. C’est un homme d’une quarantaine d’années, très souriant, le regard vif, assez frêle physiquement. Ses prédictions sont toujours assez difficiles à décrypter, très ésotériques, très symboliques. Les révélations des médiums leur ressemblent souvent. Certains vous parlent de choses très concrètes, d’autres, comme Michel, sont branchés sur des sphères plus élevées. Je lui ai rendu visite une première fois au début de l’année 1991 alors que je m’inquiétais de voir mes économies fondre. Je l’ai un peu forcé à me dire très concrètement quand viendraient les premières rentrées d’argent. Et il ne s’est pas trompé. Il m’a répondu : « C’est pour mai prochain », et effectivement, mon travail sur Goal a commencé en mai 1991.

Je décide donc de l’appeler. Il m’accueille dans son nouvel appartement du 4e arrondissement. Je lui raconte brièvement ma vie depuis notre dernière rencontre, la série sur le football, ma nouvelle carrière de scénariste. Pour lui, me dit-il avec un sourire en coin, avec Goal, j’ai atteint mon « but » ! Ils sont comme cela les médiums symboliques, très spirituels.

Je lui parle aussi des étonnants hasards qui m’ont amené, par deux fois, à allumer la télévision précisément au moment où une émission sur Khalid El Quandili était diffusée. Je lui montre enfin la plaquette de l’association Sport Insertion Jeunes. Il passe ses doigts sur une photo de Khalid jouant au football avec des jeunes dans la cité des Bosquets à Montfermeil et se concentre un long moment. Puis il m’explique que la mission de Khalid sur Terre était d’armer les gens. De donner de l’énergie à ceux qui l’approchent. « C’est quelqu’un qui tourne, il aimante, c’est un passeur. Il tient ce pouvoir de son grand-père. C’est un être mature. Il sait qu’il est entouré de fieffés coquins, mais il s’en accommode par réalisme. Il donne aux autres un idéal, un sens à leur vie ».

Il voit aussi que Khalid risque d’être confronté à une certaine hostilité. Dans quelques années, il sera sans doute même amené à se réfugier hors de France… Effectivement, il a connu de grandes difficultés en 2005 liées à la chaîne de télévision qu’il a créée, Atlas, et à ses relations avec la famille du roi du Maroc. Il a beaucoup souffert dans cette période et s’est senti très isolé. Mais il a surmonté cette crise…

Ce blocage dans son expression serait le résultat de la lutte qui l’a opposé à son père. Il aurait tout gardé dans son ventre et s’exprimerait par ses poings. Michel fait ensuite allusion à son sport, le full-contact. C’est ce « contact plein » avec son père qui lui aurait manqué. « Il veut toujours être le meilleur. Il veut exister par son nom » a ajouté Michel.

Je lui demande ensuite quel lien m’unit à Khalid. Il répond aussitôt qu’il est mon pendant. Nous sommes chacun le miroir du double cosmique de l’autre. Il n’y a pas de hasard selon lui, et nous ne pouvions que nous rencontrer, selon cette loi cosmique.

Dans cette vie, il remplace mon frère perdu, tandis que je suis pour lui un père, car il a beaucoup souffert de ne jamais être guidé. Il voudrait dire des choses. Michel insiste sur le fait qu’il doit retourner dans son passé, quand il était petit. « On l’a “décollé” d’un frère », me dit-il un peu mystérieusement.

Je lui demande alors si nous nous sommes déjà connus et dans quelle vie. Il se met à réfléchir et me révèle que notre vie commune a un lien avec l’Iran. Il se tait un court instant, se recueille en lui-même, puis ajoute : « Vous étiez à l’époque un conteur des rues et vous chantiez ses exploits. Mais vous avez été jaloux de sa suprématie. Cela se passe il y a deux cents ou trois cents ans. Vous avez utilisé contre lui les confidences qu’il vous avait faites. J’entends la voix du Khalid à cette époque. Il s’adresse à vous. Il vous demande : “Pourquoi m’as-tu fait du mal ?” »

Je suis très gêné. Une fois encore, je croise dans cette vie quelqu’un avec qui je me suis mal conduit. Rentré chez moi, je mène ma petite enquête sur cette vie antérieure en Iran. Et là je suis assez stupéfait de découvrir qu’au XVIIIe siècle — ce qui correspond à la datation fournie par Michel — a vécu en Perse un Chah nommé Nadir Shâh. L’encyclopédie d’histoire Le Mourre le décrit comme un homme despotique, au caractère ombrageux. On l’a surnommé de Napoléon Perse, rien de moins ! Il a chassé les Afghans qui occupaient la Perse depuis 1730 et a accédé au trône en 1736, prenant le nom de Nadir Shâh. Il s’est lancé alors dans de grandes conquêtes, en Afghanistan, en Inde. Il est victime d’une tentative d’assassinat en 1741 et soupçonne son fils d’en être l’instigateur. Il lui fait crever les yeux ! Mais il est assassiné en 1747. Des officiers ont commencé à comploter contre lui, car ils craignaient qu’il ne les exécute. Le capitaine des gardes, Salah Bey, l’a surpris dans son sommeil et l’a poignardé avec un sabre. Nadir Shâh a quand même réussi à tuer deux de ses assassins avant de mourir !

Représentation du Chah de Perse Nadir Shâh.

Quel rôle ont joué mes « révélations » dans la mise en œuvre de ces complots ? Impossible de le savoir. Les récits sur la vie de ce tyran sont assez rares et peu précis. Un conteur assez proche de lui a-t-il pu dresser les officiers contre lui ? C’est en tout cas ce que prétend Michel. Tout ceci peut effectivement expliquer pourquoi, dans cette vie, j’éprouve une telle réticence à lui poser des questions… Encore une vie antérieure où l’écriture a été utilisée pour tuer. Décidément… !

Que Khalid ait été dans une vie antérieure un grand monarque iranien n’a rien de surprenant. Cela peut même expliquer pourquoi cet enfant du bidonville de Nanterre a pu si facilement convaincre François Mitterrand de venir présider la soirée de son association. Il a été lui aussi un « grand » de ce monde ! Il y a d’ailleurs en lui, comme je l’ai dit, une élégance, une noblesse, qui s’expliquent sans doute par cette prestigieuse lignée… Mais quelle curieuse idée de s’incarner dans un bidonville pour accomplir sa mission sur Terre, et comme cela doit être contrariant pour cet ancien Chah de Perse !

Très déterminé à avoir une conversation franche avec Khalid sur la suite de notre collaboration, je lui fixe rendez-vous le 17 février 1993 à vingt heures. Il accepte de venir prendre un verre le soir à Denfert-Rochereau, dans mon quartier, car il n’a plus de bureaux dans le 17e arrondissement.

Peu avant le rendez-vous, je m’installe dans l’unique fauteuil de mon appartement et je réfléchis à ce que je vais lui dire. Tant pis, je me suis trompé. Je vais passer mon chemin. Je trouverai une autre voie pour exprimer ce que les cités m’inspirent. Mais alors que je suis dans ces réflexions, j’entends soudain ma voix intérieure, celle qui m’a guidé à Châteauroux quatre ans auparavant, me dire sur un ton très ferme : « Il va te proposer quelque chose. Ne refuse pas ! »

Je suis pris à contre-pied. Mes guides ont vraiment peur que je commette une erreur et se manifestent pour m’empêcher de passer à côté de mon destin. Quand quelque chose doit se faire, tout est vraiment mis en place pour que cela se produise !

À vingt heures, je retrouve Khalid dans le restaurant en face de la rue Daguerre et, effectivement, il m’annonce que cette fois, il a bien réfléchi, il est décidé à écrire un scénario sur sa vie, et il va me la raconter…

Et il entreprend le soir même son récit, en commençant par l’épisode le plus douloureux, celui qui lui pèse le plus : un événement de son enfance qui a brisé sa famille. Par respect, je ne détaillerai pas ici cet épisode si douloureux.

Il m’avoue que je suis la première personne à qui il raconte cette terrible histoire, et il se sent libéré d’avoir osé la confier à quelqu’un d’extérieur à sa famille. Soudain, je comprends mieux ce que j’ai senti en le voyant dans le documentaire Beurs. Il y avait cette douleur en lui que mon inconscient avait perçue. Cette chose innommable, intransmissible et pourtant capitale, il fallait qu’elle sorte. Et elle n’était jamais sortie. Il l’avait jusqu’alors gardée en lui, pour lui. Nulle part, ni dans les interviews, ni dans les articles, ni dans les plaquettes de l’association, il n’y avait fait allusion. Et pourtant, sans cela, on ne comprenait rien de son parcours. Mais la vie des quartiers est sans pitié. J’ai pu le constater par la suite, avec d’autres jeunes qui ont eux aussi vécu des choses douloureuses dans leur enfance. Ils en ont honte. Dans ce milieu très dur, il n’est pas question de montrer la moindre faiblesse. Et une douleur d’enfance rend vulnérable. Le secret doit être bien gardé. C’est une question de survie.

À cet instant, j’ai le sentiment d’avoir rempli la mission qui m’avait conduit vers lui : le ciel avait souhaité libérer sa parole. Et il s’est servi de moi pour réaliser ce dessein. Comme il m’avait utilisé quelques années auparavant pour empêcher Bruno de prendre le train gare de Lyon. Mais si le ciel m’a choisi, c’est nécessairement parce qu’il existe entre Khalid et moi un lien qui est au-delà de nos deux vies actuelles. En éclaircissant un mystère qui me hantait depuis que j’avais vu le documentaire Beurs, le destin soulève une nouvelle énigme. Comment tout cela fonctionne ? Qui commande ces rencontres qu’on croit dues au hasard ? Qui choisit les êtres, les lieux, les circonstances ? Dans La Partition de Morgenstein, Gustave Leforestier confie à André Néry-Malène :

— Voyez-vous, j’ai toujours cru à la toute-puissance du destin. Je suis convaincu que notre existence est réglée en dehors de nous, que l’on décide à notre place de ce qu’elle doit être ou ne pas être. Ce n’est pas Dieu, ni le Diable d’ailleurs, qui en décident. Non, non, ce sont des êtres comme vous et moi, des êtres de chair et d’os qui nous traquent, nous épient, surveillent nos moindres gestes, nos moindres allées et venues, guettent nos moindres pensées. Ils sont autour de nous, partout, et nous ne soupçonnons pas le moins du monde leur présence. Jusqu’au jour où ils nous abordent et d’un mot transforment notre destin. On appelle communément cela le hasard d’une rencontre. Quelle erreur ! Il n’y a aucun hasard. La rencontre était prévue de longue date. Ils ont tout organisé pour qu’elle ait lieu au bon moment. Ils nous utilisent pour servir une cause que nous ignorons, car elle nous dépasse. Nous ne sommes pour eux que des pions qu’ils manipulent à leur guise. Et il est inutile de tenter de leur résister. Ils agissent en vertu de mobiles supérieurs contre lesquels nous ne pouvons rien.

Notre seule maison

Khalid me demande d’écrire un essai de scénario pour voir si je sais rendre l’ambiance qui règne au sein d’une famille d’émigrés. Il ne veut pas que ce soit la réplique exacte de sa famille, mais une famille un peu rêvée, sans doute la famille dans laquelle il aurait vécu si l’événement dont il m’a parlé le soir du rendez-vous ne s’était pas produit.

Je me mets aussitôt au travail, très surpris de voir le tour que prennent les événements. Au moment précis où j’étais bien décidé à passer mon chemin, la porte du monastère s’est ouverte. Le purgatoire est terminé.

En l’espace d’une semaine, je donne naissance à une nouvelle histoire, que j’intitule Notre seule maison en référence à un poème d’Omar Khayyâm :

Derrière ce rideau, personne n’a accès.
Personne ne pénètre et perce le mystère.
Notre seule maison est au sein de la terre.
Ô regrets ! Une énigme, une plaie, un secret.

Un ami comédien m’a présenté quelques mois auparavant un jeune réalisateur d’origine algérienne, Bourlem Guedjou. J’ai passé avec lui une soirée entière à parler de Khalid, de la boxe, de l’insertion. Nous nous sommes revus à plusieurs reprises. Depuis quelques mois je cherche des documents sur le bidonville de Nanterre, mais je ne trouve rien de très précis. C’est pourtant ce bidonville qui est d’une certaine manière à l’origine des événements de Mai 1968. Comme les deux ou trois autres bidonvilles installés aux portes de Paris, il était occupé essentiellement par des travailleurs émigrés, dont on ne souhaitait pas, comme je l’ai indiqué, qu’ils s’incrustent en France. En les maintenant ainsi dans des conditions d’héber-gement précaires, avec de temps en temps des opérations « bulldozers », on espérait les inciter à partir. Et c’est tout le contraire qui arriva.

Juste à côté de ce très grand bidonville avait poussé la magnifique faculté de Nanterre. Et les enfants des beaux quartiers qui venaient y étudier chaque jour avaient fini par ne plus supporter la misère qui s’étalait sous leurs yeux. Était-ce cela la merveilleuse société qu’on leur proposait ? Ainsi naquit le mouvement du 22 mars qui déboucha sur la Révolution de Mai 1968.

Enfin, un jour, en parcourant les rayonnages de la FNAC, je découvre l’ouvrage de Brahim Benaïcha, Vivre au paradis. D’une oasis à un bidonville. L’auteur, né dans l’oasis de Guémar, en Algérie, a vécu dans le bidonville de Nanterre de l’âge de sept ans (1959) à l’âge de dix-sept ans (1969, année de sa destruction). L’ouvrage est tout à fait exceptionnel car l’auteur a tenu un journal intime. Il y détaille année par année les événements du monde et le quotidien du bidonville. C’est un témoignage incroyablement précis de cet « enfer » qu’il décrit comme un « paradis » parce que malgré la misère, il y règne une grande joie de vivre, et beaucoup de solidarité entre les habitants qui viennent souvent des mêmes villages d’Algérie.

« Vivre au paradis » de Brahim Benaïcha.

Cette lecture provoque en moi une sensation mélangée d’effroi et de bonheur. C’est un merveilleux livre sur l’enfance, ses terreurs, ses espoirs, ses codes, ses humiliations, ses joies, ses défis, sa violence. Vie parallèle à l’écart du monde, des adultes, en même temps face à lui, face à eux. Chemin solitaire, intérieur, où les autres prennent beaucoup d’importance sans, au fond, en avoir peut-être vraiment… L’auteur remet le monde dans sa perspective authentique, humaine : les grands événements qui marquent ces années-là — jusqu’au débarquement sur la Lune en 1969 complètement surréaliste vu du bidonville ! — paraissent presque dérisoires, incompréhensibles, en regard des conditions de vie inhumaines dans lesquelles vivent les occupants.

Et cela se passe il y a quelques années, aux portes de Paris !

En évoquant le passé, le récit ramène au présent, celui des cités, qui, depuis des années, poussent régulièrement des cris de désespoir que nous écoutons d’une oreille distraite. De nombreux films ont tenté de décrire ce malaise des banlieues, cette désespérance des jeunes le plus souvent issus de l’immigration. Mais, pour moi, quelque chose manquait à ces récits. Ces jeunes paraissaient sans avenir, mais surtout sans passé, comme surgis du présent. Leurs parents absents semblaient ne pas avoir eu d’histoire, avoir toujours été là — éternels voyageurs en transit, rêvant d’un impossible retour. Dans ces films, on décrivait souvent la quête de racines chez ces jeunes. Difficile pour eux de se reconnaître dans le monde extérieur à la cité, difficile aussi de se reconnaître dans le monde du pays d’origine de leurs parents. D’où des tiraillements terribles, des efforts désespérés pour tenter de poser enfin le pied sur l’une ou l’autre berge de la réalité.

Le bidonville m’apparaît alors comme la pièce qui manque peut-être au puzzle de la mémoire. Il permet de retrouver les codes de la jeunesse qui habite aujourd’hui dans les quartiers : leur violence, leur révolte face à l’hostilité de l’environnement. Le bidonville introduit dans un univers étrange, étranger, tout en restant proche des années 90. Malgré le choc de culture, malgré ce face-à-face entre « le Moyen Âge et la civilisation », le récit très quotidien de la vie dans le bidonville crée un lien profond entre le lecteur et des gens hors du temps.

Je téléphone tout de suite à Bourlem Guedjou et je lui parle de ce livre. Je suis convaincu qu’il peut en tirer un film magnifique. Il le lit et réfléchit quelques jours. Après avoir pesé le pour et le contre, il décide de l’adapter. Il contacte l’éditeur qui organise une rencontre avec l’auteur. Brahim Benaïcha et Bourlem Guedjou se comprennent d’emblée, et à demi-mot. L’auteur est enthousiasmé de voir son livre porté à l’écran. Je commence à travailler à l’adaptation avec le réalisateur, mais c’est finalement avec son scénariste habituel qu’il terminera le projet. Le film ne verra le jour que six ans plus tard !

Tout au long de la lecture de ce livre, j’ai naturellement ressenti la présence de Khalid, partout, à toutes les pages. Il m’a semblé le voir courir dans les ruelles, entre les baraques de fortune aux toits en tôle, jouer au football avec les autres enfants, glissant dans la boue, manquant d’être étouffé par un vieux poêle, terrifié en voyant arriver les bulldozers. Maintenant, je comprends mieux son parcours, et son trouble, au bout du tapis rouge, quand François Mitterrand est monté dans les cieux après la Nuit des Trophées à Épinay-sur-Seine. Des univers séparés par des distances astronomiques se sont soudain télescopés avec une rare violence.

Revenons à mon scénario.

Je tiens beaucoup à le faire lire à Bourlem Guedjou. J’ignore complètement comment vit une famille maghrébine et même si je sais que Khalid souhaite que je mette en scène une famille vivant plutôt à l’occidentale, je préfère prendre des précautions. L’avis de Bourlem m’importe d’autant plus que je pense qu’il pourrait être le réalisateur du film. Je lui envoie donc mon travail.

Quelques jours plus tard, il me téléphone pour me dire tout le bien qu’il pense du synopsis et du séquencier de Notre seule maison. Il a trouvé que tout était très juste, que j’avais atteint une certaine profondeur. J’ai beau insisté sur le fait que ce scénario doit beaucoup à Khalid, puisqu’il s’inspire de sa vie, il n’en croit pas un mot, et ne veut y voir que le travail d’un scénariste.

Peu de temps après, je fais lire le début du scénario à Khalid. Il se montre très satisfait de « l’ambiance » régnant au milieu de la famille, de « sa » famille et me dit : « Maintenant, il faut que tu rencontres des jeunes de quartiers ».

Tout doit disparaître 
(suite et fin)

Je sais maintenant que j’ai poussé la lourde porte qui me séparait encore de ma nouvelle vie. Je décide donc de passer à la deuxième phase de mon opération « Tout doit disparaître ». Ce sera la phase la plus cruciale, la plus lourde de sens. Un jour, je détruis toutes mes photographies, tous mes négatifs, je découpe en petits morceaux tous mes films Super 8. Je détruis mes anciennes photos d’identité, mes photos de jeunesse, mes portraits de classe, même les reportages récents de l’époque du théâtre. Je ne veux garder aucune trace de ce passé. Je ne veux plus rien avoir à faire avec ce Christian Julia.

Je fais venir une nouvelle fois Emmaüs. Pourtant, dans mon treize mètres carrés, il ne restait plus beaucoup d’objets inutiles…

Un événement vient m’inciter à faire table rase de ce passé. Je reçois mes premiers droits d’auteur de la diffusion de la série Goal. La somme est très importante, au point que je sais désormais que je peux vivre quelques années sans travailler. Je prends donc la décision d’arrêter les séries et de plonger complètement dans l’univers des cités et de la boxe.

Cela tombe bien, car j’ai des inquiétudes sur la nouvelle série Goal. Les premiers épisodes qui s’écrivent parlent des jeunes de cités d’une façon que je ne trouve pas très flatteuse. Je ne peux pas travailler d’un côté avec Khalid sur le scénario de sa vie et de l’autre associer mon nom à une série si peu respectueuse de ces jeunes. Je décide donc d’arrêter ma collaboration à la série et je retire mon nom de la nouvelle bible et des scénarios que j’ai imaginés. Je renonce par là même aux droits d’auteur sur cette nouvelle série.

Ma décision n’est pas forcément bien comprise. Pourquoi accorder autant d’importance à ces jeunes ? Je ne suis pas de leur milieu. Je suis au contraire scénariste, et pour un scénariste signer une « bible » est vraiment très important. Financièrement, c’est le jackpot. Que je sois capable de sacrifier cela au nom d’un certain idéal trouble les esprits, évidemment. Je sais que je vais devoir affronter l’incompréhension de mon entourage. Personne ne peut comprendre le parcours qui est le mien depuis 1987, cette quête spirituelle qui doit maintenant trouver son prolongement sur le terrain social. Je sens que je touche enfin au but, que la traversée de la rivière s’achève.

Gérer mon environnement affectif n’est pas chose facile. C’est l’aspect le plus dur de ma métamorphose. Personne ne comprend très bien ce qui m’attire dans cet univers tellement éloigné de moi. Alors qu’une nouvelle carrière de scénariste plutôt prometteuse s’ouvre devant moi, voilà que je balance tout cet acquis par-dessus bord. Claude elle-même s’inquiète de me voir basculer à ce point dans l’autre monde et je décide de ne pas l’associer à ma nouvelle vie. Je pars seul en expédition.

Je repense bien sûr à mon roman, La Partition de Morgenstein. Je me retrouve comme le héros qui quitte Paris et va s’installer dans le château de Prunet, près de Toulouse, où l’attend l’aventure de sa vie :

Un grand changement auquel je m’attendais depuis mon enfance se produisait enfin et les événements récents de ma vie n’étaient pas faits pour me déplaire. J’ignorais encore ce qu’annonçait ce changement. J’ignorais encore ce qui m’attendait à mon retour à Prunet. Pourtant, quelque part dans mon cœur, s’installait peu à peu un regret qui ne m’a jamais quitté par la suite, le regret de ne pas partager le sort commun des hommes. Par honnêteté, je dois me demander si mon amitié pour un homme comme Marcel et si mon amour pour Lucie ont été la marque d’une affection authentique ou au contraire l’expression d’une volonté farouche de me fondre dans le moule de l’humanité la plus ordinaire. [...]

La preuve était désormais faite qu’une barrière infranchissable me séparerait à jamais de mon passé comme de mon présent, que je n’existais pas tout à fait et que, quoi que je fisse, rien ne se graverait vraiment au creux de ma main. À quoi bon tenter de reprendre ma vie là où je l’avais laissée ? À quoi bon renouer le fil d’événements que le destin avait décidé de trancher définitivement ?

Ce roman prémonitoire se réalise peu à peu et je sais bien quel est le secret pour gérer cette situation très délicate. Il tient dans cette maxime lue un jour quelque part : « Si tu veux te rapprocher de ce qui est éloigné, éloigne-toi de ce qui est rapproché ». Pour pénétrer dans l’univers de la boxe et des quartiers, je dois rompre avec mes propres amis. Je pars certes en expédition, mais je ne veux pas jouer pour autant les explorateurs. Je ne veux pas seulement observer, de loin, je veux sincèrement m’immerger dans cette nouvelle vie. Dans ces conditions, continuer à fréquenter mon milieu me paraît impossible.

C’est un moment très difficile de ma vie. Je dois vraiment faire table rase et poser un nouveau matériau sur cette table. N’étant pas très sûr de mon avenir, j’avais encore gardé, en quelque sorte, des petits lambeaux de peau de mon ancienne vie accrochés à mes os. Des objets, des souvenirs, des livres, les amis les plus chers. Je les avais conservés « au cas où », en attendant de voir comment les événements allaient tourner. C’était ma petite valise. Mais quand la voix, ce fameux 17 février 1993, m’a dit « Il va te proposer quelque chose. Ne refuse pas ! », j’ai senti que mon destin était cette fois vraiment en marche et que je devais traverser la rivière sans aucun bagage, juste avec mon stylo et mes souvenirs.

À cette même époque, mon frère m’informe qu’il se sépare de son amie et qu’elle souhaite récupérer son appartement. Je vais donc devoir quitter la rue Boulard et ses murs blancs d’ici juin.

Oui, vraiment, le purgatoire prend fin et je vais maintenant « vivre au paradis ».





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